30.9.08

Dernière remarque : quand je parle de "modernité métisse", cela ne doit pas être confondu avec "société métisse". Si vous prenez le cas du Japon, il s'agit d'une société non métissée, ou très peu, mais d'une modernité qui, elle, l'est beaucoup. Le Japon a su concilier ses traditions avec une modernité venue d'Occident, et qui s'en est trouvée transformée.
Pour répondre à la fin de votre question, je suis optimiste sur le long terme mais je ne suis ni irénique ni béat. Dans le court terme, cette marche des civilisations les unes vers les autres, cette "rencontre" inévitable, va continuer à susciter des réactions de replis, des refus, des crispations identitaires et fondamentalistes. Autrement dit, en passant ce "cap des tempêtes", nous devrons certainement affronter des violences, des menaces dont le terrorisme est un bon exemple. Il faudra faire face, mais avec sang froid.
Pendant quatre siècles, la culture européenne, puis euro-américaine, a été hégémonique. Vers la fin du XVIe siècle, elle a commencé à rattraper le grand retard qu'elle avait par rapport aux autres grandes civilisations, par exemple chinoise ou indienne. Les Chinois ont inventé l'imprimerie huit siècles avant nous et les astronomes indiens ont découvert la réalité du mouvement des astres plusieurs siècles avant Galilée. Dès le milieu du XVIIe siècle la culture européenne avait effacé ce retard et même distancé les civilisations concurrentes. Ainsi a-t-elle pu devenir la véritable "organisatrice" du monde. Elle a régné par la conquête coloniale, la supériorité économique et militaire, mais aussi par le rayonnement culturel. De ce point de vue, on peut dire que le monde entier est déjà bien plus occidentalisé qu'on ne le croit. Même la Chine. Même l'Inde. Mais ce qui s'achève aujourd'hui, c'est cette "séquence" purement occidentale. Les autres civilisations se réveillent et accède, à leur façon, à la modernité. Cette dernière ne pourra plus se confondre avec le seul "Occident". La modernité devra intégrer ces apports venus d'ailleurs.
Cette fois, avec ce « Commencement d’un monde », paru comme toujours au Seuil, l’auteur conclue un cycle dans l’esprit qui le définit : refus des clichés et de la soumission, ouverture vers l’autre, exigence vis-à-vis de soi-même. « Vers une modernité métisse » est à la fois le sous-titre et le centre d’un ouvrage qui est, en quelque sorte, l’anti-choc des civilisations. Car si la longue séquence historique de l’hégémonie occidentale prend fin, si le Centre se déplace au profit de la périphérie, en fait, et contrairement aux apparences, les civilisations se rapprochent les unes des autres, affirme Guillebaud qui s’arrête longuement sur les sociétés et les cultures en mouvement comme la Chine et l’Inde.

« Le métissage, écrit-il, ce n’est pas la négation des différences mais leur combinaison créative. Le métissage n’annihile pas les catégories - nationales ou ethniques – d’origine, il les mêle dans le creuset d’où naîtra une identité « autre ». Et d’insister sur ce point essentiel : la modernité métissée est « à la fois un prolongement de l’ancienne modernité européenne et une rupture avec l’occidentalo-centrisme de celle-ci. »
l'Occident, lui aussi, absorbe comme une éponge ce qui lui vient d'ailleurs, qu'il s'agisse de spiritualité (l'essor du bouddhisme en France, par exemple), de culture (les musiques métisses) ou d'organisation productive (les méthodes japonaises). Les diasporas engendrent des cultures voyageuses: le coursier sikh de Manhattan, l'employé de bureau maghrébin à Paris ou le garagiste turc à Munich sont bien obligés de composer entre les deux univers auxquels ils appartiennent. Tout cela aboutit à ce que l'auteur appelle, à la suite d'Edouard Glissant, "une créolisation du monde", l'invention de formes, de cultures, de pratiques métissées, dans un mouvement que la mondialisation accélère et qui annonce à la fois l'émergence d'un monde à venir différent et les crispations des intégristes de tout poil qui le refusent.
Nous sommes au commencement d'un monde. Vécu dans la crainte, ce prodigieux surgissement signe la disparition de l'ancien monde, celui dans lequel nous sommes nés. Pourtant, la sourde inquiétude qui habite nos sociétés doit être dépassée. Le monde " nouveau" qui naît sous nos yeux est sans doute porteur de menaces mais plus encore de promesses. Il correspond à l'émergence d'une modernité radicalement "autre". Elle ne se confond plus avec l'Occident comme ce fut le cas pendant quatre siècles. Une longue séquence historique s'achève et la stricte hégémonie occidentale prend fin. Nous sommes en marche vers une modernité métisse. Deux malentendus nous empêchent de prendre la vraie mesure de l'événement. On annonce un "choc des civilisations ", alors même que c'est d'une rencontre progressive qu'il s'agit. On s'inquiète d'une aggravation des différences entre les peuples, quand les influences réciproques n'ont jamais été aussi fortes. Le discours dominant est trompeur. En réalité, au-delà des apparences, les "civilisations" se rapprochent les unes des autres. De l'Afrique à la Chine et de l'Inde à l'Amérique latine, Jean-Claude Guillebaud examine posément l'état des grandes cultures en mouvement, pour décrire l'avènement prometteur - et périlleux - d'une véritable modernité planétaire. Ce rendez-vous pourrait connaître des revers et engendrer des violences. Il est pourtant inéluctable et sans équivalent dans l'histoire humaine.