15.2.13

/Occident, fiche clinique ?  par Régis Debray

Confronté, en France comme en Chine, à des interlocuteurs convaincus du « déclin de l’Occident », l’auteur a tenté d’évaluer l’actuel rapport de forces. Une mise au point en forme de mise en garde (Pékin, septembre 2012).
L’Amérique se cherche, l’Europe s’égare, la Chine se retrouve. Et voilà que reprennent, côté couchant, les violons de l’automne. Au moment où l’inusable et noble notion d’Occident ressort du Malet-Isaac pour labéliser le trio habituel USA/Grande-Bretagne/France ; où l’air du temps, chez les directeurs de l’esprit public, gauche ou droite, est à « l’occidentalisme » ; où chaque « grande conscience » en appelle à un sursaut des puissances, valeurs et responsabilités « occidentales » – le titre du livre mal famé de Spengler (Le Déclin de l’Occident, 1922) se met à courir à la une des magazines. On se lassait de Rambo, on retrouve Hamlet. Le pourquoi du vague à l’âme est dans toutes les gazettes : submersion démographique (que pesons-nous sur une planète passée en un demi-siècle de trois à six milliards d’habitants ?) ; désindustrialisation, endettement et déficits publics ; pollution de l’environnement ; chute de compétitivité ; privilège de change du yuan (la Chine vendant, dit-on, à moitié prix) ; perte de foi dans notre modèle de croissance. Etc. Catalogue archiconnu.

A travers l’Europe, le constat est partout le même : le nombre d’adhérents aux partis politiques est en berne. Tous les grands partis européens voient leur nombre de militants diminuer année après année. Pourtant, ils demeurent un moyen terriblement efficace pour réunir les gens autour de leurs problèmes, de leurs préoccupations, et les faire remonter aux décideurs politiques et aux Parlements nationaux pour qu’ils votent des lois pour y remédier. En perdant leurs adhérents, ce moyen de transport d’idées montre qu’il ne marche plus. Et ce, alors que les défis auxquels sont confrontés les pays de l’Europe de l’Ouest, du changement climatique au problème financier, sont toujours plus vifs et nécessitent d’agir vite et bien. L’urgence de ces défis et le recul de la participation créé u! ne tension encore plus vive à impliquer les gens dans les décisions politiques.

La Fondation Long Now propose différents séminaires et articles nous proposant une remise en question de nos habitudes mentales, comme cette intervention de Steven Pinker sur la violence, qui explique que nos sociétés n’ont jamais été aussi peu violentes qu’aujourd’hui, alors même que notre peur de la violence n’a jamais été aussi forte. Sur le blog de la fondation, on découvre de multiples recherches sur le temps long, comme par exemple (en réaction d’ailleurs à l’article de Samuel Arbesman), une analyse sur plusieurs siècles des cycles d’activité solaire, ou une histoire de la déforestation. On y apprend que cette habitude de détruire l’environnement forestier, loin d’être une nouveauté due à l’industrialisation, est présente depuis les débuts de l’histoire et pour cause. L’homme des anciennes civilisations détestait les forêts, endroits dangereux et mystérieux par excellence. Certes, notre capacité à la destruction s’est considérablement accrue aujourd’hui, mais il est intéressant de comprendre que les racines de nos comportements remontent aux origines de l’humanité…

14.2.13

Le premier essai d’Arbesman consacré explicitement à l’histoire (.pdf) porte sur la naissance et la disparition des empires. Son texte est assez mathématique et difficile à suivre, mais heureusement pour nous, il en a donné un résumé dans un article paru originellement dans le Boston Globe (mais accessible ici). Le titre pose une question tout à fait d’actualité : “Combien de temps l’Amérique va-t-elle durer ?”

Arbesman a analysé les durées de vies de 41 empires qui se sont succédés au cours de l’histoire et a projeté les résultats sur une courbe. Il constate que leur longévité moyenne est de 215 ans. Rappelons que l’actuel empire américain en compte quelque 225 depuis l’adoption de sa constitution en 1787. Doit-on le considérer en fin de vie ? Non, car cette “moyenne” ne permet en aucun cas d’effectuer la moindre déduction. En effet, la courbe dessinée par Arbesman correspond à ce qu’on appelle une “distribution exponentielle” en statistique. La caractéristique de cette distribution est qu’elle est “sans mémoire”. Autrement dit, les chances qu’a un empire de s’effondrer dans un avenir proche sont les mêmes, qu’ils aient persisté 80 ans, comme celui d’Attila, ou 1000, ! comme celui d’Elam“C’est assez différent de la durée de vie humaine, pour laquelle plus on est vieux, plus on a de chances de mourir. La possibilité pour un empire de disparaître est la même chaque année.” Imaginez une population d’individus immortels, mais dont la majorité décèderait à 80 ans des suites d’accidents divers…

“Cela perturbe notre manière de concevoir les choses – comment la force des institutions crée une puissante fondation susceptible de garantir la stabilité ; ou comment, dans le passé, la longue histoire d’une dynastie pouvait lui conférer une légitimité qui la mettait au rang des dieux”.

Et ce n’est pas tout. Les empires ne sont pas les seuls à connaître cette distribution. C’est également le cas pour les espèces animales et pour les entreprises.

Quelle est la cause de cette disparition brutale ? Elle semble liée pour Arbesman au phénomène darwinien dit de la “Reine Rouge”, en hommage au personnage qui, dans Alice de l’autre côté du miroir, court pour pouvoir rester à la même place. Autrement dit, ces structures s’effondrent, car elles ne savent pas s’adapter assez rapidement aux changements du milieu.

“Peu importe à quel point un empire est adapté à un environnement et aux civilisations voisines, celles-ci essaient aussi de faire plus ou moins la même chose. Au final, la probabilité de survie ne change pas. Pour citer les brochures des fonds de pension, la performance passée n’indique rien des résultats futurs”.

La quantité massive de données dont nous disposons sur tous les sujets, des sciences sociales aux systèmes environnementaux, nous laisse espérer la possibilité de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Mais les arbres ne cachent-ils pas la forêt ? Le mathématicien Samuel Arbesman (@arbesman) affirme dans Wired qu’il nous faut désormais compléter ces big data par les “long data” : des informations sur les phénomènes lents, se développant sur le très long terme. Pour cela, nous devons collecter et surtout interpréter des données s’étendant sur plusieurs siècles, voire des millénaires.

Un exemple de ce genre de travail, cité par Arbesman, est l’oeuvre Jared Diamond, auteur de Guns, Germs and Steel (traduit en français sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés – Wikipédia). Pour Diamond, les seules raisons pour lesquelles certaines civilisations se sont développées pour créer des institutions complexes (ce qui ne signifie pas meilleures) sont à chercher dans les conditions matérielles aux origines de l’Histoire. Ainsi le développement des pays de la zone eurasiatique s’expliquera! it, entre autres, par leur situation sur un axe est-ouest (grosso modo l’itinéraire de la “route de la soie”) sur lequel les techniques d’élevage et d’agriculture peuvent aisément transiter. En effet cet axe ne connait pas de différences climatiques majeures (les transferts se déroulent à peu près sous la même latitude), ce qui évite une acclimatation trop difficile des plantes et des bêtes. Au contraire, l’Afrique et l’Amérique du sud sont structurées sur un axe nord-sud, qui rend les communications et le transfert de technologies plus difficile. Pour Diamond, prendre en compte ces aspects matériels est la seule manière d’éviter une vision raciste de l’histoire, comme lorsqu’on imagine que certaines cultures ont bloqué l’innovation. Dans cette vision à très long terme, les différ! ences culturelles se voient gommées et on ne per&ccedil! ;oit plus qu’une humanité unique en relation avec son environnement.

Si ces “long data” peuvent présenter un grand intérêt pour les historiens, sont-elles vraiment importantes pour qui cherche à envisager le futur ?

De fait, se concentrer sur le présent est susceptible d’introduire certains biais dans notre analyse, notamment la “déviation du standard”, (shifting baseline). Autrement dit, combattre notre tendance à considérer que notre état présent est le mètre étalon avec lequel nous pouvons juger l’évolution d’un phénomène. Pour exemple, Arbesman cite la baisse constante de la population de cabillauds de Terre-Neuve. Les effets de la surpêche ont été tellement lents qu’il a été impossible pour les pêcheurs d’en réaliser les conséquences. A leurs yeux, la situation qu’ils vivaient était toujours “normale”, même quand elle ne l’était plus…

De plus, précise le mathématicien, les “long data” ne nous servent pas qu’à évaluer les évolutions lentes. Ils servent aussi à contextualiser les transformations rapides. Ils nous permettent de comprendre la mécanique des changements brutaux, d’observer la fréquence de ces derniers au cours de l’histoire, et prédire – peut-être – leur développement.

Mais si les “big data” décollent aujourd’hui, c’est parce que nous disposons des outils nécessaires pour les recueillir, ce qui n’est pas forcément le cas des données historiques. Comment travailler sur les “long data” ? Arbesman cite deux exemples de textes présentant et exploitant ces données, comme l’article de Michael Kremer pour le Quarterly Journal of Economics “La croissance de la population et le changement technologique : d’il y a 1 million d’années à 1990″(.pdf) ou le livre de Tertius Chandler, 4 siècle de croissance urbaine : un recensement historique. En France, on peut bien sûr citer le classique d’Emmanuel Leroy-Ladurie“L’histoire du climat depuis l’an mil”.