13.8.10

Dans l'économie moderne, les inventeurs et producteurs produisent des connaissances diverses qu'ils utilisent pour réaliser les biens et services qu'ils mettent sur le marché. Mais en même temps, du fait de la numérisation croissante des échanges d'informations scientifiques et techniques, ces connaissances circulent bien au delà des besoins de ceux qui les ont initialement produites. En circulant, elles s'enrichissent par symbioses et mutations, créant précisément le coeur de ce que l'auteur nomme le capital cognitif. Celui-ci, qui est de plus en plus mondialisé, représente les vraies valeurs porteuses d'avenir à partir desquelles s'élaborent les nouveaux produits et services, les nouveaux comportements créatifs et finalement le monde de demain dans son ensemble.

Ce capital cognitif n'a plus que de lointaines ressemblances avec le vieux capital traditionnel, celui constitué par les ressources naturelles et les investissements agricoles et industriels classiques. Les entrepreneurs et les pays qui s'enrichissent actuellement sont ceux qui ont compris cette évolution et qui tentent d'attirer et de valoriser à leur profit le capital cognitif, brevets et savoir-faire, hommes et cellules productives au mieux susceptibles de les créer. Mais il ne s'agit encore que de précurseurs. La grande majorité des gouvernants, des chefs d'entreprises, des économistes, des syndicalistes et des travailleurs restent focalisés sur les anciennes formes de capital, beaucoup plus rigides et peu adaptatives. Ils continuent à se battre pour conserver ce capital traditionnel et les profits et salaires en résultant, en négligeant les perspectives autrement plus riches qu'offrirait la valorisation du capital cognitif. Ils devraient en fait faire les deux. 

Les externalités négatives représentent les gâchis et pertes non comptabilisées, qui pèsent inévitablement sur les sociétés qui les génèrent: pollutions, déchets, sous-formation des individus, conflits et finalement guerres. On conçoit que des systèmes de comptabilité nationale, commerciale et budgétaire qui refusent de prendre en compte les unes et les autres pratiquent en permanence le déni des réalités.

L'hypothèse centrale de la socionomique, présentée en premier lieu par le livre, se résume en deux postulats principaux :

1. Les humeurs collectives évoluent de façon cyclique, un peu comparable aux cycles économiques de Kondratief, entre euphorie ou optimisme et récession ou pessimisme. On peut observer des états intermédiaires: euphorie pouvant aller jusqu'à l'ubris et récession pouvant aller jusqu'à la dépression durable. Détecter des cycles ou vagues dans un phénomène naturel est toujours complexe et sujet à contestation. La socionomique propose d'utiliser le modèle proposé par Ralph Elliott dans les années 1930 pour l'analyse des flux financiers (Elliott Wave Principle). Mais d'autres logiques pourraient être mises en évidence. Nous renvoyons sur ce point aux annexes du livre.

2. De l'humeur globale d'une population découlent de nombreux événements, notamment au plan de l'activité politico-économique. Celle-ci évolue de façon elle aussi cyclique, apparemment corrélée avec les cycles de l'humeur. L'optimisme est généralement corrélé à la croissance, le pessimisme à la récession. Corrélation ne veut pas dire déterminisme strict. On dira seulement qu'en période d'optimisme, il se trouve de fortes probabilités pour que l'activité économique soit en croissance, et inversement en période de pessimisme.

Des expériences de laboratoires confirment ainsi ce que la pratique millénaire avait montré. Les humains, loin de chercher en permanence à s'exploiter réciproquement (ce qu'ils font aussi), trouvent de solides récompenses dans l'assistance, le partage et la coopération. Fehr a mis en évidence quelques unes des bases neurales ou des stimulants endocriniens favorisant de tels comportements. Il n'y a d'ailleurs rien de surprenant puisque les biologistes signalent depuis quelque temps l'existence de décisions relevant de ce que nous appelons le sens moral chez divers animaux, quand il s'agit notamment de partage de nourriture.

Ceci dit, comme nous l'indiquons plus haut, les corporatocraties occidentales ne bénéficieront sans doute pas très longtemps de cette possibilité d'exploiter le laxisme salariale et réglementaire qu'elles ont trouvé en Chine, souvent à l'invitation des autorités chinoises. Les décideurs économico-politiques chinois ont parfaitement compris qu'ils pouvaient, au fur et à mesure qu'augmentaient les compétences technologiques des travailleurs et cadres chinois, reprendre pour eux l'ensemble des responsabilités caractérisant une corporatocratie: maîtrise des investissements notamment de ceux comportant une forte valeur ajoutée scientifique et technique, maîtrise de l'accès aux sources de matières premières extérieures (énergie, minéraux, produits agricoles), maîtrise des flux financiers et taux de change permettant l'importation, l'épargne, le profit et le réinvestissement, maîtrise des marchés par une confrontation directe sur leurs terrains avec les grands concurrents non chinois. 

Dorénavant, on a remarqué que ces décideurs veulent doter l'économie de toutes les technologies de pointe permettant de mener de grands programmes stratégiques, dans l'énergie, l'aérospatiale, les biotechnologies, etc. La formation de chercheurs et d'ingénieurs par milliers, dorénavant devenue une priorité, fournira la base des nouveaux investissements. Par ailleurs, les «grands contrats» que recherchent encore pour leur part certains dirigeants occidentaux sont dorénavant accompagnés de clauses de transfert de technologies telles que les firmes occidentales qui y souscrivent se condamnent elles-mêmes à abandonner progressivement les marchés chinois et plus généralement asiatiques, sinon mondiaux. Ceci d'autant plus que la plupart des Etats occidentaux, même aux Etats-Unis, leur retirent les aides à la recherche dont elles auraient besoin pour continuer à progresser. 

Dans toute compétition darwinienne, il y a des gagnants et des perdants, des dominants et des dominés. L'homo sapiens,  en quelques centaines de milliers d'années, s'est imposé à la plupart des autres espèces dites supérieures, qu'il est aujourd'hui en voie d'éliminer. Un mécanisme analogue a marqué la compétition darwinienne entre corporatocraties anthropotechniques. On sait que l'histoire du monde récente a vu s'affronter des corporatocraties européennes, britannique, allemande, française, jusqu'à ce que s'affirme, à partir des deux guerres mondiales, la corporatocratie américaine. Celle-ci s'est organisée, sous la contrainte de ses impératifs de croissance et de domination, en un véritable empire politique, diplomatique, militaire, industriel et scientifique. L'objectif, conscient ou non, était (et demeure) d'exercer une domination mondiale dans tous les registres du pouvoir (full spectrum dominance). Les premiers assujettis à cette domination ont été les pays latino-américains. Mais l'Europe, affaiblie par ses guerres internes et ses divisions, a vite été considérée par l'empire américain comme devant lui fournir la base arrière de sa puissance – ceci tout au moins jusqu'au moment où l'exploitation de l'Europe, de plus en plus affaiblie, a commencé à perdre de son intérêt au profit des perspectives offertes par les pays dits émergents. 

Les anciennes régulations, si elles avaient été imposées par des pouvoirs bio-anthropologiques indiscutables (dominants, mâles, chefs) s'étaient maintenues dans la mesure où elles assuraient certains équilibres: entre catégories d'individus (égalitarisme social), entre pouvoirs locaux (démocratie), entre humains et milieux naturels (technocratie se voulant éclairée, voire scientifique). Elles ont été au XXe siècle prises en charge par les organisations étatiques, administratives et de service public, assurant, tout au moins en occident, un minimum de partage démocratique du pouvoir. Or pour les nouvelles corporatocraties anthropotechniques, les régulations demeurées en vigueur (lois et règlements nationaux, traités internationaux) représentent des obstacles à l'extension de leur propre pouvoir sur les choses et les hommes. 

Les corporatocraties anthropotechniques visent donc à se substituer aux régulateurs qui pourraient vouloir continuer à s'imposer à elles, autorités gouvernementales, administratives ou liés à l'exercice des services publics. Elles visent pour cela à racheter dans le cadre d'un processus dit de privatisation les moyens dont disposent encore les administrations et les services publics. Elles se font fortes alors d'assurer elles-mêmes, plus efficacement et de façon moins coûteuse, les missions de ces services. Par ailleurs elles affirment pouvoir s'autodiscipliner spontanément pour respecter les déontologies et règles d'équité imposées par leurs statuts aux administrations et services publics. 

Selon l'hypothèse darwinienne qui est la nôtre, les corporatocraties anthropotechnique sont en concurrence pour la survie. Cette concurrence découle naturellement de la compétition entre organismes biologiques. Les corporatocraties anthropotechniques se disputent l'accès aux ressources naturelles et humaines, ce qui provoque des conflits entre elles, au détriment de coopérations symbiotiques pouvant préserver des intérêts communs dans un monde dont les ressources sont de plus en plus rares. Les corporatocraties vivant de l'exploitation des technologies traditionnelles dominent encore celles tentant de se faire une place en développant des technologies nouvelles. Mais le rapport de force entre technologies pourra changer, au terme de crises d'adaptation plus ou moins violentes. L'évolution technoscientifique spontanée et incontrôlable sera le ressort principal de ces changements.

On peut effectivement donner de nombreux exemples montrant que, lorsque le progrès scientifique et technique se généralise, suivi d'une élévation des niveaux de vie et d'accès à la culture, les valeurs dites humanistes et les pratiques s'en inspirant gagnent du terrain. Ainsi les femmes accèdent à plus d'autonomie, les enfants à une meilleure éducation, les hommes à plus de tolérance et d'esprit coopératif. 

Outre la survenue de la Singularité ainsi décrite, le scénario optimiste fait valoir que la progression rapide des ressources devrait entraîner une progression radicale des valeurs morales, ceci au niveau de l'humanité toute entière. Si, même sans atteindre aux dimension que nous venons d'évoquer, l'explosion scientifique et technique enregistrée depuis quelques décennies se poursuivait en s'accélérant dans l'avenir, elle devrait rendre les humains moins belliqueux et destructeurs qu'ils ne le sont actuellement. Ceci parce que c'est la raréfaction des ressources au regard de la croissance des besoins qui a toujours constitué le moteur le plus important des conflits géopolitiques. La perspective de nouvelles ressources, fussent-elles artificielles, lesquelles pourraient aussi être mieux réparties, conduirait les différents blocs géopolitiques à coopérer au lieu de s'affronter, afin d'accélérer la production desdites ressources. La généralisation et la densification des réseaux de communication des connaissances soutiendraient ce processus bénéfique.

A cet espoir, beaucoup de sociologues répondront que les conflits pour la domination et le pouvoir ne sont pas uniquement provoqués, au moins chez les humains, par le besoin de s'approprier des biens de consommation. Ils tiennent à des racines plus profondes. En appui de cette thèse, ils feront valoir qu'aujourd'hui les recherches les plus innovantes sont menées dans des laboratoires travaillant pour la défense et la sécurité civile, contribuant non à l'enrichissement de tous mais à une accélération de la militarisation, du contrôle portant sur les individus et finalement des conflits

A quoi peut servir la géopolitique, nous sommes-nous demandé en introduction ? A mieux comprendre le monde actuel et son évolution, avions nous répondu, en évitant les simplifications abusives souvent répandues volontairement par des acteurs de la géopolitique qui cachent leur jeu. Mais comprendre ne se limite pas à jeter un regard informé sur le monde. Comprendre doit servir à agir plus efficacement, plus intelligemment, dans le monde où l'on se trouve. Si, comme nous proposons de le faire, nous voulions établir des stratégies politiques intéressant l'avenir de l'Europe, il conviendrait de disposer de scénarios susceptibles d'éclairer ce même avenir. Ces scénarios, qui en l'état ne seraient que de simples hypothèses, permettraient cependant de tenir compte des contraintes géopolitiques paraissant les plus probables au moment où ces stratégies seraient élaborées.

12.8.10

Le modèle clausewitzien tend à présenter la guerre comme une série de coups échangés de part et d'autre d'une ligne de front par des adversaires mutuellement bien identifiés. Ces derniers sont des États-nations, ancrés dans des territoires dont les armées défendent les frontières. Les formes de la guerre sont conditionnées par des distinctions claires entre l'intérieur et l'extérieur, et entre les domaines civil et militaire. Les fronts sont délimités, les médias sont au service de la cohésion nationale pour soutenir l'effort de guerre, les populations civiles et les pays non concernés ne pâtissent des effets de la guerre que du fait de retombées considérées comme indirectes.

La guerre du Kosovo, l'intervention américaine en Afghanistan, la seconde guerre du Golfe ont confirmé l'émergence d'un autre modèle de guerre. Dans celui-ci, les frontières, les fronts et les distinctions classiques ne sont plus clairement marqués. Les entreprises multinationales pèsent plus lourd que certains États, et les États-Unis, désignant l'attaque des tours du World Trade Center en 2001 comme un “acte de guerre”, reconnaissent du même coup à une organisation terroriste un statut d'alter-ego, de quasi-État. Les médias n'agissent plus au service univoque du pays et ont une influence dispersive, les cibles suscitent des discours antagoniques, et celui qui écrase l'adversaire par trop de morts perd la guerre devant sa propre opinion publique. Les interventions de pays extérieurs ne sont plus clairement ressenties comme des ingérences. L'ennemi peut être une armée conventionnelle, ou un groupe de francs-tireurs ou un réseau terroriste, qui se confondent avec une population qui peut être sympatisante, passive ou hostile. Certaines opérations militaires tendent à être conduites, et d'ailleurs à être présentées médiatiquement, comme des opérations de police. La figure de l'ennemi “intérieur” menace de ressurgir dans un temps de paix conçu comme préparatoire à la guerre, voire comme le temps d'une guerre qui ne dit pas son nom.

La figure de l'ennemi prépare, accompagne et soutient l'effort de guerre. Des rhétoriques et des scénographies la construisent. Des savoirs à prétentions scientifiques ou religieuses la légitiment. Des médias la transmettent.

Les relations franco-allemandes depuis 150 ans permettent d'observer ce construit, son exacerbation passionnelle pendant et entre trois guerres successives, en même temps que son évaporation tout aussi remarquable après les années 1950 avec la construction européenne. Allemands et Français, ennemis héréditaires d'hier, sont devenus la colonne vertébrale de l’Europe. Ce retournement en une génération de représentations hostiles pourtant séculaires a définitivement sapé la crédibilité des discours qui depuis nous proposent des figures hostiles de remplacement : l’Union soviétique après 1945, le terrorisme islamiste depuis la chute du Mur de Berlin.

Contrastant avec les passions qu'elle suscite et avec l'impossibilité pour les adversaires de l'interroger sur le moment, l'inconsistance de la figure de l'ennemi telle qu'elle s'avère dans l'après-coup, sa versatilité au gré des discours qui la fabriquent et la scénarisent, révèlent qu'elle a une fonction. Les adversaires sont unis par leur désignation mutuelle comme ennemis, qui renforce par réciprocité leurs identités propres. Que deviendrait chacun s'il n'avait pas un ennemi sur qui compter pour se rassurer sur lui-même ? La société, l’individu peuvent-ils exister sans lui ?

La figure de l'ennemi prépare, accompagne et soutient l'effort de guerre. Des rhétoriques et des scénographies la construisent. Des savoirs à prétentions scientifiques ou religieuses la légitiment. Des médias la transmettent. L'ennemi n'existe pas objectivement : c'est un construit, intersubjectif et social, qui a une fonction. Les adversaires sont unis par leur désignation mutuelle comme ennemis, qui renforce par réciprocité leurs identités propres. Que deviendrait chacun s'il n'avait pas un ennemi sur qui compter pour se rassurer sur lui-même ? La société, l’individu peuvent-ils exister sans lui ?

Si l'on considère enfin que la guerre, sous ses multiples formes, a toujours constitué un événement sociologique majeur à prendre en considération par la géopolitique, il conviendra que celle-ci s'interroge sur ses origines multimillénaires, ses formes récentes et ses perspectives, si l'on peut dire, d'avenir. La guerre de 4e génération et le terrorisme, associés de plus en plus souvent à l'engagement de jeunes enfants et ayant de beaux jours devant eux, ne devront pas être oubliés. Ce travail d'analyse est fait en permanence par les bureaux d'études et écoles participant du complexe militaro-politico-industriel des grands Etats. Il est absolument nécessaire de s'intéresser à leurs réflexions, dès lors du moins que celles-ci ne restent pas couvertes par le secret défense. Mais il existe aussi une science universitaire spécifique portant sur les guerres et conflits, désignée en France par le nom étrange de polémologie, dont les enseignements mériteraient d'être mieux connus.

Une forme de domination différente, dont les racines remontent très haut dans l'histoire, est jugée à juste titre de plus en plus insupportable en Occident, mais est encore parfaitement admise dans d'autres parties du monde. Il s'agit du sexisme, plus précisément de la domination exercée par les hommes sur les femmes et accessoirement sur les enfants. La question est trop connue pour que nous nous y attardions ici. En termes géopolitiques, évoquons seulement deux points importants: les mouvements principalement occidentaux de libération de la femme pourraient-ils de l'extérieur promouvoir l'éducation et l'autonomie des femmes dans les pays qui ne l'acceptent pas encore ou auraient-ils l'effet contraire, en provoquant des réflexes de défense nationaliste? Et, seconde question, si le niveau de vie s'élevait spontanément suffisamment dans ces pays pour que de plus en plus de femmes puissent acquérir une autonomie suffisante pour s'émanciper, tandis que dans les pays riches s'établirait une véritable égalité hommes-femmes (ce qui est encore loin d'être le cas)

Nous ne pouvons, à nouveau, tellement le sujet est riche, prétendre en donner une vision suffisamment complète. Indiquons seulement les grandes catégories de comportements, s'exerçant à travers des institutions, dont le poids sur les mécanismes étudiés par la géopolitique se fait constamment sentir. Il y a d'abord tout ce qui relève du pouvoir et de la domination. Chez la plupart des animaux sociaux, comme chez les humains, s'exercent des mécanismes par lesquels des minorités de dominants s'imposent à des majorités de dominés. Chez les humains cependant, les dominés ne se laissent plus aujourd'hui aussi passivement qu'auparavant contrôler par les dominants, mais ils disposent de peu de moyens pour s'opposer pacifiquement à ceux-ci. La tentation de la révolte violente, dite en termes militaires de la guerre du faible au fort ou guerre de 4e génération, s'offre alors à eux. Mais peu s'y engagent, compte tenu des risques. La sociologie, comme la géopolitique, ont évidemment intérêt à étudier scientifiquement ces phénomènes de domination, ainsi que la façon dont ils changent de forme mais non de nature, dans le cadre des évolutions technologiques et démographiques.

Les autres questions posées à la géopolitique par l'évolution des populations et leurs mouvements sont très nombreuses. Nous ne pouvons pas les recenser ici. Bornons nous à signaler la question très importante et immédiate de la circulation des personnes diplômées ou disposant d'une bonne compétence professionnelle. Tous les pays développés cherchent à les attirer, faute de pouvoir former suffisamment de nationaux. Mais au delà d'un certain niveau, de nouveaux problèmes apparaîtront nécessairement. De quelle sécurité, par exemple, dans la perspective d'une relation conflictuelle avec la Chine, pourrait jouir la science américaine, puisque dès maintenant une majorité de ses chercheurs appartient à la diaspora asiatique?

On conçoit aisément que la géopolitique ne puisse se passer d'études scientifiques aussi poussées que possible portant sur les populations. Celles-ci constituent le facteur sans doute le plus important de toute analyse ou de toute prospective intéressant les relations entre Etats et l'évolution de leurs institutions. D'une façon générale, c'est la démographie qui fournit les données les plus utilisées: effectifs, âges, sexes, natalité, morbidité, répartition géographique, mouvements de migration internes et externes. Pour bien faire, il faudrait y ajouter des informations sur l'état de santé, les qualifications professionnelles, le revenu des individus, etc.

Ces données devraient idéalement être recueillies à l'échelle mondiale, mais en fait seuls les pays les plus développés peuvent les fournir avec la précision nécessaire. Il faut en effet pour les obtenir mettre en place des opérations de recensement des individus, connues depuis l'antiquité, mais qui demeurent encore lourdes, lentes et coûteuses. Les pays très peuplés, Chine, Inde, Indonésie, Nigéria, sont aussi des pays qui faute de moyens d'enquête suffisant ont du mal à obtenir à obtenir des statistiques aussi précises que celles fournies par les pays développées.

En matière d'histoire, dont nous l'avons dit, une bonne connaissance est indispensable pour comprendre le présent: qui sommes nous et d'où venons nous, de nouveaux développements sont eux aussi à prendre en considération. C'est vers un horizon arrière plus lointain que celui de l'histoire contemporaine que les progrès des connaissances permettent dorénavant de porter le regard, autrement dit vers l'Antiquité (2 à 3 mille ans avant le présent) et la préhistoire (au moins 200 mille ans avant le présent). On rejoint là l'anthropologie préhistorique, c'est-à-dire la façon dont les hommes dits modernes se sont progressivement dégagés, par l'usage des outils et le langage, des autres primates et de leurs ancêtres mammifères plus lointains. Contrairement à ce que l'on croit généralement, ces études intéressent directement le présent, car c'est à ces époques que se sont formées une grande partie des bases neurales et des organisations génétiques qui déterminent encore la grande majorité de nos organisations corporelles et sociales, ainsi que les comportements y afférents. L'épigénétique montre à cet égard comment n'ont pas cessé d'évoluer, sur le mode dit de la coévolution ou des déterminismes croisés, les humains et les milieux dans lesquels ils vivent

En matière de géographie humaine, il faut impérativement étudier la répercussion de ces évolutions sur les populations appelées à les subir: famines, nouvelles maladies, migrations, développement probable de conflits entre ceux qui en souffrent directement et ceux qui peuvent encore y échapper. On examinera aussi la façon dont ces phénomènes de base s'expriment en termes idéologiques, religieux et politiques. Un domaine de plus en plus important de la géographie humaine porte dorénavant sur la multiplication des mégapoles ou très grandes villes, se généralisant sur un mode tentaculaire irrésistible et susceptibles de rassembler dans quelques décennies les trois/quart sinon plus des effectifs humains. Ces mégapoles, même dans les pays riches ou émergeant comme la Chine, comportent, à coté d'immeubles ou tours relativement vivables, des espaces continus de quartiers dits défavorisés, de favelas ou de bidonvilles lesquels n'étant pas durablement vivables, favorisent des explosions sociales et interethniques.

Ces trois sciences, nous l'avons vu, sont à la base même des études géopolitiques. Sans faire appel à elles on ne comprendrait pas grand chose à la complexité du monde que s'efforce d'analyser la géopolitique. Inutile d'y revenir ici. Ce sur quoi il serait bon d'insister concerne les développements récents et les extensions de ces sciences, généralement peu connus du grand public.

C'est ainsi que les considérations relatives à la géographie, géographie physique ou géographie humaine, doivent dorénavant intégrer l'ensemble des sciences de la Terre et du climat: comment ont évolué et comment évoluent encore les territoires et les modes de vie imposés aux espèces vivantes y compris aux humains, par les phénomènes relevant de la géophysique (tremblements de terre, volcanisme, désertification...), l'océanologie et l'hydrophysique (changements de configuration des mers, des littoraux et des fleuves), la climatologie (précipitations, températures, modifications plus ou moins rapides des terres habitables et cultivables résultant du réchauffement des températures...).

Les sciences humaines et sociales, auxquelles s'apparente, nous l'avons vu, la géopolitique, respectent certes le processus ainsi décrit, puisqu'il s'agit de sciences expérimentales. Elles ne seraient pas crédibles si, par exemple, elles affirmaient avoir découvert telle ou telle loi qui ne soit pas vérifiable expérimentalement par l'ensemble des scientifiques concernés par elle. Mais leurs prémisses, notamment les concepts qu'elles utilisent, la façon dont elles mémorisent en les modélisant leurs observations et leurs conclusions, les outils dont elles se servent, les interprétations du monde qu'elles proposent, sont infiniment moins précis (pour ne pas dire rigoureux) que ceux des sciences dites exactes: physique, chimie ou astronomie. La mathématisation des résultats auxquelles elles se livrent de plus en plus est souvent un cache-misère dissimulant l'incertitude et la subjectivité de leurs bases. Ceci n'enlève rien à l'intérêt de ces sciences pour l'accroissement des connaissances, mais impose beaucoup de prudence dans la façon dont elles peuvent prétendre comprendre le monde. Elles doivent donc être très humbles.

Troisième Partie. Relations entre la géopolitique et les autres sciences

Qu'est-ce qu'une science ? Il ne s'agit pas d'un ensemble de descriptions du monde, organisées en lois, qui s'imposerait aux esprits sous la forme d'un code devant être utilisé de façon impérative et sans discussions. Dans la définition toujours actuelle de la science, celle-ci se limite à rassembler sous une forme aussi logique que possible, des connaissances imparfaites et toujours perfectibles. Mais ces connaissances ne tombent pas du ciel, imposées par un quelconque livre d'inspiration prétendument divine. Elles ont fait l'objet de vérifications expérimentales collectivement approuvées et auxquelles il est préférable de se référer pour comprendre le monde plutôt que tout réinventer à partir de ses préjugés ou de son imagination. Ces connaissances, pour demeurer valides, doivent sans cesse être utilisées pour suggérer des hypothèses nouvelles que l'on soumettra à leur tour à la sanction des processus expérimentaux collectifs. Ainsi le corpus de connaissances servant de base à la démarche de la science particulière à laquelle on s'intéresse sera constamment tenu à jour pour prendre en compte des faits nouveaux observés et non encore expliqués, liés notamment au perfectionnement continu des instruments d'observations.

Certains observateurs prétendent que les Etats-Unis, aujourd'hui en voie d'appauvrissement par différents facteurs, dont des guerres impossibles à gagner, entretiennent un potentiel militaire hors de proportion avec leurs exigences réelles: armes atomiques de toutes catégories, puissance aérienne et navale unique au monde, armes spatiales et d'observation-communication leur assurant une « full spatial dominance » sans faille. Ont-ils besoin de tout ceci, sinon pour faire la fortune des différentes corporatocraties composant le lobby politico-industriel de l'armement? La réponse nous paraît claire. Cet arsenal leur permet encore d'instrumentaliser suffisamment le reste du monde (faire peur aux adversaires potentiels, rassurer les amis en leur garantissant une apparence de protection) pour que les autres nations industrielles acceptent de travailler à crédit afin de satisfaire leurs besoins vitaux. Sans le Pentagone et les industries et laboratoires qu'il entretient, sans les forces armées qu'il mobilise, l'Empire américain s'effondrerait rapidement.

Une question se pose cependant aujourd'hui: dans le cadre de la guerre de 4e génération, dite aussi du faible au fort: de petites puissances ne vont-elles pas commencer à maîtriser suffisamment les technologies émergentes pour en faire des armes de type terroriste susceptibles de porter la guerre sur le territoire américain ou sur ses dépendances? Le risque existe, comme en toutes choses. Mais beaucoup d'observateurs voient là un nouveau fantasme destiné, comme les attentats du 11 septembre 2001, à maintenir mobilisée la société américaine au service de sa nébuleuse politico-militaro-industrielle.

Il ne faut pas chercher loin d'exemples montrant comment les grands empires géopolitiques ont utilisé les technologies de puissance modernes pour s'imposer. L'exemple le plus accompli d'une telle démarche est fourni par les Etats-Unis depuis la crise de 1929 et plus explicitement encore après la 2e guerre mondiale et ce encore jusqu'à nos jours. La Russie soviétique s'y était efforcé, mais elle a échoué faute de disposer de suffisamment de ressources. La Chine s'y essaye actuellement mais il n'est pas certain que, malgré les apparences, elle vise un idéal de puissance à l'américaine, supposant un partage du monde entre elle et l'Amérique, sinon le remplacement pur et simple de cette dernière.

C'est en privilégiant les investissements militaires que les Etats-Unis ont pris la tête dans la course aux technologies de puissance. Il n'a jamais été question pour eux de se limiter à mettre au point des armes. Ils les ont utilisées sur de nombreux théâtres, en les perfectionnant à cette occasion. On a pu dire qu'à cet égard, ils n'ont cessé de s'inventer des ennemis, en grossissant à l'excès des adversaires déclarés ou potentiels. La stratégie du choc, bien dépeinte par Naomi Klein, leur permet encore aujourd'hui de consacrer aux budgets militaires et aux recherches scientifiques financées pas ces derniers des sommes largement supérieures aux possibilités contributives spontanées des citoyens.

Ce secteur est proliférant, pour diverses raisons. La première raison est que, lorsque l'on emploie le terme de cognosphère, on fait obligatoirement allusion aux cerveaux humains et aujourd'hui, à la façon dont ils s'expriment dans l'intelligence artificielle. Les cerveaux de la plupart des 6 à 7 milliards d'humains vivant aujourd'hui sont dramatiquement laissés en friche par des pouvoirs craignant par dessus tout d'être obligés de coopérer avec eux. Cependant, toute source de développement, notamment dans les domaines technologiques et scientifiques, repose sur la valorisation du capital intellectuel des citoyens.

Les grands acteurs de la géopolitique, que nous avons évoqués dans la section précédente (cf. 2.2.) ont bien compris qu'attirer dans leur orbite et mieux encore former directement la matière grise compétente du monde constitue une source de puissance incontournable. Les compétitions pour ce faire sont incessantes: entre pays et zones géographique, entre secteur public (universités...) et entreprises privées, entre militaires et civils. On ne comprend pas grand chose à la géopolitique si l'on ne voit pas qu'elle repose en grande partie sur un effort général de captation des intelligences (brain drain). Ceci pourrait donner aux individus « bénéficiant » de tels efforts de formation et d'appropriation un pouvoir politique et social plus grand que n'est le leur aujourd'hui. Mais, sans doute faute de la culture géopolitique suffisante, ils ne savent pas l'exercer et se contentent de servir les intérêts directs de leurs employeurs.

Le secteur secondaire correspond classiquement à l'industrie. L'industrie, lourde ou même légère, qui avait fait la fortune et la puissance des grands empires du XIXe et du XXe siècles, Angleterre, Allemagne, Amérique puis Russie soviétique, est généralement considérée aujourd'hui au sein des anciens pays industriels, dont les susnommés et aussi la France, comme pouvant être abandonnée aux pays à bas salaires et aux normes environnementales laxistes. Les anciens pays industriels se réserveraient les activités du secteur tertiaire (services financiers) ou à la rigueur les activités industrielles supposant un grand apport en matière grise, dites «à forte valeur ajoutée». Ces anciens pays industriels n'ayant cependant pas l'intention de se passer de produits industriels, ils les achèteront aux pays à bas salaires à des prix aussi réduits que possible, voire à crédit quand leur offres de biens et services à l'exportation ne permettront pas de compenser les importations.

Mais on voit tout de suite que cette répartition du travail n'est pas viable. Les pays émergents, Chine, Inde, n'ont aucune intention de rester les usines du monde, produisant à bas salaires et dans des conditions sociales et environnementales désastreuses. Ceci moins encore si ce sont des filiales d'entreprises occidentales, installées chez eux, ou des sous-traitants locaux durement exploités, qui assurent la production à faible valeur ajoutée. Ils voudront récupérer l'ensemble des filières de production industrielles. Ils sont en passe de le faire, d'autant plus qu'ils consentent un grand effort de formation des ingénieurs et chercheurs nécessaires aux nouvelles technologies industrielles.

Les populations sont également considérées par les grands acteurs de la géopolitique comme composées de «cerveaux» à conquérir et domestiquer au service de leurs intérêts. Ceci a toujours été le cas. Les Empires puis les Etats nationaux ont toujours fait effort, par l'intermédiaire de campagnes patriotiques, pour mobiliser les esprits des sujets et des citoyens au service de leurs buts expansionnistes. Les religions se sont battues et continuent à se battre pour la conquête de territoires peuplés d'humains à convertir et transformer le plus souvent en militants fanatiques. C'est le cas aujourd'hui en ce qui concerne les églises évangéliques et bien entendu l'islam. Parallèlement et souvent en conjonction, l'extension mondiale des publicités commerciales provenant des grandes entreprises et diffusées par les divers médias et les réseaux Internet constitue un aspect essentiel de ce que l'on continue cependant non sans naïveté à nommer la culture.

Les grands pays industriels se disputent donc le privilège de les y aider, non sans rivalités entre eux pouvant donner naissance à des conflits. C'est ce qui commence à se faire jour entre l'Australie, grand pays minier et la Chine, grande consommatrice de minerais. Pour leur part, victimes de la corruption généralisée résultant de la chasse aux concessions, les autorités politiques des pays pauvres sont de plus en plus confrontées à des mouvements insurrectionnels locaux qui revendiquent pour eux aussi une juste part des bénéfices. On ajoutera qu'il n'y a pas plus destructeur des équilibres naturels que les exploitations minières, visant au plus économique et donc au plus profitable.

Les ressources agricoles constituent la part encore la plus convoitée des ressources du secteur primaire, du fait que pour longtemps encore elles seront inférieures en quantité et en qualité aux besoins alimentaires d'une population mondiale dont la croissance ne ralentira pas avant la moitié du siècle. Depuis la nuit des temps, les groupes humains poussés par la faim, elle-même conséquence directe d'une natalité non contrôlée, ont convoité de nouveaux territoires compte tenu des ressources alimentaires qu'ils pouvaient offrir, en gibier du temps de la chasse (paléolithique), en produits de culture et d'élevage à partir du néolithique. Aujourd'hui, malgré les progrès de productivité apportés par l'agriculture intensive, elle-même d'ailleurs fortement destructrice de l'environnement naturel, les ressources agricoles demeurent rares et font l'objet d'une spéculation financière permanente. Il en est de même des terres agricoles ou susceptibles d'être mises en culture.

Un phénomène essentiel, qui concerne les ressources, est fondamental pour les études géopolitiques. Il s'agit de la raréfaction croissante sinon la disparition probable de beaucoup des ressources primaires. Cette raréfaction retentit sur les autres secteurs, sauf sur celui des activités immatérielles, qui peuvent au contraire être développées sans limites prévisibles, compte tenu du progrès incessant des technologies du numérique. Nous sommes entrés, comme cela a été souvent dit mais pas encore clairement compris de tous, dans un monde aux ressources de base finies sinon rapidement décroissantes. Sous un forme ou une autre, des décroissances de consommation s'imposeront à tous les acteurs, quels qu'ils soient. Mais ils en supporteront très inégalement la charge, selon leur capacité à s'approprier les sources.

Depuis enfin la seconde partie du XXe siècle, l'espace au sens cosmologique du terme est devenu vital pour les grandes puissances en compétition. On distinguera: - l'espace aérien de basse altitude, principalement occupé par les engins militaires et civils à propulsion mécanique – l'espace occupé par des satellites en orbite terrestre, depuis les orbites basses jusqu'aux points dits de Lagrange permettant de positionner des engins géostationnaires – l'espace interplanétaire enfin, dédié jusqu'à présent aux observations scientifiques mais qui deviendra dans quelques décennies un espace possible de peuplement ponctuel – l'espace enfin des télécommunications, liées aux réseaux terrestres et aux satellites, mais qui se développe avec l'expansion exponentielle de l'informatique et du virtuel comme une immense infosphère qui est elle aussi l'objet d'enjeux de pouvoir considérables. Toutes ces subdivisions de l'espace sont exploitées parallèlement par les Etats et les entreprises, en termes militaires d'abord, économiques et finalement culturels ensuite.

Faut-il limiter le concept de groupes humains aux organisations prenant une forme juridique bien définie? Certainement pas. L'ethnographie a montré l'importance prise, aux époques préhistoriques, par les différentes structures tribales coïncidant ou non avec des caractéristiques ethniques différentes. Ce furent leur expansion, leurs migrations et leurs conflits éventuels au sein des territoires composant aujourd'hui une partie de l'Afrique, du Moyen-Orient et de l'Europe qui ont posé les bases des premiers empires. Aujourd'hui, l'étude des différentes formes de migration affectant particulièrement les populations pauvres du tiers-monde à la recherche de ressources dans les pays plus riches, constitue un élément essentiel des analyses géopolitiques. L'attitude des populations sédentarisées à l'égard de ces migrants: accueil et assimilation ou rejet plus ou moins agressif, fonde une grande partie des stratégies politiques adoptées par les Etats et les autres collectivités territoriales.

Concernant les Nations-Unies et les organisations internationales relevant de leur autorité, dans les domaines de la santé, de la culture, du travail, de l'alimentation, de la banque, de l'économie et plus récemment de la lutte contre le réchauffement climatique, le géopoliticien se gardera de porter sur elles un regard naïf. Il s'agit de structures indispensables si l'on veut prévenir les affrontements bilatéraux ou multilatéraux excluant une partie des Etats, notamment les plus faibles. Mais à l'inverse la règle démocratique attribuant en général une voix à chaque Etat-membre peut se révéler dangereuse. D'une part, elle rend les consensus généraux très difficiles à établir. D'autre part, elle peut dans certains cas favoriser des alliances entre petits Etats poussés à se rassembler pour des raisons relevant soit de l'intérêt unilatéral d'un Etat puissant qui « achète » leurs voix, soit de la volonté d'expansion d'une idéologie ou d'une religion de combat.

Les Unions d'Etats s'établissent généralement encore sur des bases juridiques assez souples, vu la force des Etats nationaux, notamment lorsque les frontières étatiques politiques recouvrent plus ou moins les traditions nationales. Elles deviennent aujourd'hui cependant des acteurs géopolitiques d'une influence grandissante. On pourra distinguer les organisations internationales, telle l'Organisation des Nations Unies, créées explicitement pour apaiser les tensions entre Etats et négocier des consensus juridiques jugées indispensables à la survie du monde globale, et les fédérations d'Etats ayant un but différent, voire opposé: regrouper des Etats trop petits pour acquérir seuls une puissance suffisante au plan international. La plus connue de ces fédérations est l'Union européenne, dont nous aurons souvent l'occasion de reparler. Mais l'exemple sera sans doute suivi par d'autres groupes d'Etats, voisins ou non au plan territorial.

Les associations, notamment les grandes Fondations et les associations internationales dites ONG (Organisations non gouvernementales) semblent actuellement prendre une importance croissante dans la vie géopolitique mondiale. Le public tend à penser qu'elles sont désintéressées ou ne recherchent que de nobles buts. C'est parfois le cas. Sans des associations fortes, les citoyens n'auraient aucun moyen légal de s'exprimer et à plus forte raison de jouer un rôle géopolitique. Mais de ce fait elles sont souvent aussi récupérées. Elles deviennent des masques financés par des religions, des entreprises et des Etats pour faire de la politique par d'autres moyens. C'est particulièrement le cas des Fondations. Si elles disposent de moyens financiers, il n'est pas toujours facile d'identifier leur provenance.

Les entreprises économiques constituent une autre vaste catégorie d'organismes ou superorganismes, eux aussi en compétition pour la survie et obligés de se livrer à une adaptation continue. On peut les classer en grands secteurs, selon leurs domaines d'activités: l'agriculture, l'industrie, les services, incluant le commerce et la finance. On peut aussi les identifier par leur taille, grande, moyenne ou petite. Les petites et moyennes entreprises, surtout si elles exercent leur activité dans des secteurs homogènes, constituent de véritables forces géopolitiques, notamment du fait, dans le secteur agricole ou dans celui des transports terrestres, qu'elles ont besoin du territoire pour survivre. Les plus visibles, celles qui concentrent l'attention, sont cependant les grandes entreprises, notamment lorsqu'elles atteignent une taille internationale. Leur influence géopolitique est considérable, du fait qu'elles ont besoin de conquérir des sources de matières premières, des clientèles de plus en plus fidélisées par la publicité et finalement des appuis politique provenant des Etats. Dans le cadre de ce que l'on nomme désormais des complexes politico-industriels (nous parlerons ici de corporatocratie, terme un peu plus barbare qui commence à se répandre) elles reprennent à leur profit les attributs des Etats dont elles émanent, c'est-à-dire ceux de la puissance publique s'exerçant dans le champ géopolitique.

Les religions sont en compétition les unes avec les autres pour l'accès aux ressources et aux esprits. Le succès vient couronner celles qui savent s'adapter en mutant à des milieux eux-mêmes en transformation. La géopolitique des relations généralement conflictuelles entre religions représente aujourd'hui un élément essentiel pour comprendre l'évolution du monde. On a prétendu qu'avec le développement des sciences, les religions perdront une partie de leurs clientèles. Cela ne semble pas être le cas, pour une raison simple: il naît aujourd'hui bien plus d'enfants dans les sociétés à forte imprégnation religieuse que dans celles en voie de sécularisation ou laïcisation.

Une analyse plus approfondies des forces sociales profondes qui sous-tendent les affrontements entre religions, comme leurs affrontements avec les sociétés luttant pour conserver une forme laïque, montre que ces affrontements servent souvent d'alibi à des luttes pour le pouvoir politique et économique. La foi n'est qu'un prétexte permettant à des intérêts très matériels de mobiliser des esprits et des corps. Ceci nous oblige à réintroduire le facteur géopolitique. Si par exemple les Etats pétroliers du Golfe Persique financent généreusement des mouvements islamistes de combat de par le monde, c'est pour des raisons « bassement » géostratégiques dont les princes, en privé, ne se cachent pas. Il en est de même du soutien qu'apportent à Israël les éléments constituant ce que l'on nomme le lobby juif américain. Face à cela, les mouvements dits athées ou libres-penseurs, n'étant absolument pas organisés en superorganisme au plan mondial, quoique l'on puisse penser de la franc-maçonnerie, sont en recul sur tous les fronts de la géostratégie.

En dehors ou à l'intérieur des Etats nationaux, s'expriment de nombreux superorganismes jouant un rôle important dans des relations géopolitiques. Citons d'abord les organismes dont le ciment est le partage de croyances religieuses communes et qui jugent nécessaire d'intervenir dans le siècle (dans la société) pour les faire triompher à l'aide de différents moyens politiques, des plus légaux aux plus subversifs. On pensera aux Eglises, organisées sur le modèle des Etats, ou aux communautés religieuses moins organisées en termes séculiers mais dont le dynamisme pour recruter des adeptes et des soutiens, afin de s'étendre à la surface du globe, n'est pas moins fort. Pour elles conquérir de nouveaux territoires d'influence afin d'en convertir les habitants représente la première des priorités. D'où des guerres de religion, multiformes, ouvertes ou dissimulées, dont la pratique semble devoir se développer inexorablement aujourd'hui. Ces guerres dépassent le plus souvent les frontières nationales en s'instaurant à l'échelle régionale et le plus souvent mondiale.

Traditionnellement, les fondateurs de la géopolitique en faisaient un instrument aux mains des Etats ou mieux encore des Empires, notamment pour leur permettre d'agrandir leurs territoires et leurs zones géographiques d'influence. Nous avons vu que les fondateurs de la geopolitik allemande avaient eu (après le philosophe anglais Hobbes il est vrai) l'intuition qu'il fallait considérer les Etats comme des organismes vivants étendant des pseudopodes là où ils rencontraient de moindres résistances. Cette vision que nous pourrions qualifier d'organiciste était très originale, à une époque où le juridisme inspiré du droit romain et très en vogue en France n'attachait d'importance qu'aux règles de droit, censées s'imposer à tous les acteurs politiques. Vu la force que conservent encore de par le monde les structures politiques particulières répondant à la définition donnée en droit international au concept d'Etat, elle demeure particulièrement pertinente. Nous devons la retenir mais il n'y a pas de raisons interdisant de l'étendre avec des nuances à l'ensemble des organismes sociaux disposant d'une structure plus ou moins permanente.

Chacun de ceux-ci peut être considéré comme un organisme en lutte pour la vie. On connaît le succès du concept de superorganisme qui permet d'observer les organismes sociaux avec le regard du biologiste ou de l'écologiste, lequel impose la prise en considération des relations de l'organisme avec son milieu naturel. On parle de superorganisme car celui-ci réunit des individus isolés en leur imposant des comportements de groupe. L'essaim d'abeille est un superorganisme, de même que le banc de poissons. L'Etat, superorganisme politique, réunit des citoyens à qui il impose différentes contraintes nécessaires au maintien de sa cohésion.

11.8.10

La géopolitique allemande – ou Geopolitik – repose sur les approches théoriques de Ratzel, qui donneront naissance à l'École de Berlin. Elle vise à démontrer que l'État, thème principal des travaux géopolitiques, est «comme un être vivant qui naît, grandit, atteint son plein développement, puis se dégrade et meurt». L'État, pour vivre (ou survivre), doit s'étendre et fortifier son territoire. À travers cette idée, Ratzel défend l'idée que l'Allemagne pour vivre doit devenir un véritable empire et donc posséder un territoire à sa mesure. Pour cela, il faut que le politique mette en place une politique volontariste afin d'accroître la puissance de l'État. Ce dernier a donc besoin pour se développer de territoires, d'un espace, l'espace nourricier, le Lebensraum (terme inventé par Ratzel) ou espace de vie (souvent traduit par espace vital).

Le terme de géopolitique est apparu relativement récemment dans l'histoire des sciences. Le lecteur trouvera dans l'excellent wikipedia d'intéressantes informations concernant l'histoire de la géopolitique. Comme le rappelle ce site, le père de la géopolitique est le géographe allemand Friedrich Ratzel (1844-1904). Il analyse l’État dans ses rapports avec sa géographie, son espace, son milieu. Son ouvrage Politische Geographie oder die Geographie der Staaten, des Verkehrs und des Krieges, présente l'Etat comme un être vivant en interaction avec son environnement. Mais Ratzel ne parlait pas explicitement de géopolitique. Ce fut le professeur de science politique et géographe suédois Rudolf Kjellén qui a présenté le concept de géopolitique dans un cours de 1905 consacré intitulé «les Grandes puissances du présent» puis dans l'ouvrage, Stormakterna de 1905. Pour Rudolf Kjellén, la géopolitique est «la science de l’État comme organisme géographique ou comme entité dans l’espace : c'est-à-dire l’État comme pays, territoir... elle observe l’unité étatique et veut contribuer à la compréhension de la nature de l’État»

La géopolitique, ainsi informée par la géographie, impose un regard indispensable pour compléter les analyses juridiques, psychologiques ou purement politiques. Autrement dit elle éclaire les grands événements de la vie politique d'une façon réaliste, ceci au plan international comme au plan national ou local. Pourquoi des conflits, des compétitions, des alliances ? Pourquoi des successions d'expansion ou de crise ? Comment juger de la pertinence des grands programmes politiques ? Quels types de réformes envisager ?
La géopolitique oblige ainsi à se projeter dans le futur, rejoignant en cela la géostratégie.

Rappelons par ailleurs qu'il ne faut pas confondre la géopolitique avec la géostratégie. Celle-ci s'efforce d'appliquer les enseignements de la géopolitique à la définition de stratégies diplomatiques, militaires, économiques mettant en jeu les territoires et les populations qui y vivent. On désigne en général par stratégie une démarche s'efforçant de tenir compte du long terme et des causes agissant en profondeur, tandis que la tactique vise à tirer parti des événements plus immédiats. 

La géopolitique fait partie des sciences humaines. Selon la définition traditionnelle, elle étudie les conséquences de la géographie sur les relations entre Etats et entre grands intérêts économiques et, inversement, celles de la politique sur la géographie, notamment en ce qui regarde la fixation des frontières et des populations. Mais à l'heure de l'interdisciplinarité, c'est-à-dire des échanges entre les sciences, il est difficile de considérer la géopolitique comme se suffisant à elle-même, au même titre que l'histoire, la géographie ou la science politique et, a fortiori, au même titre que la chimie ou la biologie.

Ceci n'a d'ailleurs pas tardé puisque ces derniers jours The Venter Institute a présenté Synthia, ou Syn for friends. Il s'agit par ce nom de désigner de ce que Venter appelle la première forme de vie crées par l'homme. Or il semble bien que l'Institut soit engagé dans une procédure de prise de brevet au niveau mondial. Il en résulterait que nul ne pourrait légalement utiliser la plateforme ainsi réalisée, ni sans doute procéder à des opérations analogues en reprenant les techniques de l'Institut. Le brevet cherchera peut être même à interdire toute expérience nouvelle de synthèse de la vie, sauf évidemment à verser des royalties à l'Institut. Venter va-t-il devenir le Biosoft (pour ne pas dire le Microsoft) de la biologie ?

Pour des chercheur tels Daniel Nettle de l'Université de Newcastle ou Sarah Jones de l'Université du Kent(4), les traits généralement considérés comme négatifs, voire asociaux sinon criminels, que l'on reproche aux résidents en difficulté, jeunes ou moins jeunes, des banlieues urbaines, se bornent à traduire un processus inconscient d'adaptation globale à des situations de plus en plus dures, autrement dit de plus en plus sélectives. C'est ainsi que les femmes se reproduiraient de plus en plus tôt et avec un nombre croissant d'enfants, car il s'agit d'un mécanisme propre à tous les mammifères dont l'environnement se rétrécit et la durée de vie diminue. De même, si les jeunes sont de plus en plus agressifs, en fait à la recherche par n'importe quel moyen des ressources qui ne leur sont plus apportées par la société, ce ne serait pas en premier lieu sous l'influence de gangs mais de la nécessité de satisfaire des besoins de moins en moins bien servis par une organisation sociale de plus en plus inégalitaire. Les mêmes études sont en cours, avec les mêmes conclusions, sur les populations d'afro-américains et de latino-américains en difficulté outre Atlantique.

Bien différentes sont les études portant sur les acquisitions ou les pertes de compétences résultant de la façon dont les populations se situent au regard des Pouvoirs. 
Nul observateur objectif ne peut nier aujourd'hui que de nouvelles couches de dominants se soient installées sous des formes très voisines dans les diverses parties du monde, ceci sous l'influence de la destruction délibérée par les puissances financières des structures de l'Etat providence destinées à établir un minimum d'égalité entre citoyens. Il s'agit ici d'ultra-riches, d'élus politiques amis et de personnalités d'influence liées dans des cercles de partage de pouvoir de moins en moins discrets. Ils s'arrangent pour capter la plus grande partie des valeurs produites par les activités économiques et intellectuelles.

En contrepartie se développent des populations de plus en plus nombreuses d'ultra-pauvres, de moins en moins aptes à partager les bénéfices des diverses formes de croissance, matérielles ou immatérielles, que pouvaient faire espérer les progrès technologiques. Nous avons cité le cas de Glasgow et de sa banlieue, mais il est inutile de préciser que ce cas se retrouve à l'identique dans des milliers d'autres zones géographiques, évidemment aussi en France.