5.1.12

L’essor constant de cette société de consommation s’accompagne ainsi du développement d’une délinquance d’appropriation qui constitue une sorte de redistribution violente. La « modernité » se caractérise donc aussi par cette compétition de plus en plus âpre pour la possession des biens de consommation, dans une société où l’anonymat facilite grandement la tâche des voleurs. Là réside la caractéristique principale des transformations de la deuxième moitié du XXe siècle. De fait, le principal risque dans la société française contemporaine est de se faire voler des biens ou de l’argent permettant d’acquérir des biens, dans son commerce, chez soi ou dans l’espace public : voiture, scooter, sacs à main, vestes et portefeuilles, bagages, et désormais aussi téléphones portables, MP3, ordinateurs portables, consoles de jeux, etc. Et de se faire violenter si d’aventure on tente de résister au vol.

Ainsi, dans les années 1990, confrontés aux conséquences du chômage de masse et du redéploiement des inégalités, à un haut niveau des vols et cambriolages et à une demande de sécurité croissante, la plupart des États occidentaux ont fortement réinvesti leurs prérogatives régaliennes en matière pénale et tenté d’imposer un nouveau contrôle social (3). Le processus de criminalisation en est la clef. Il se poursuit sans discontinuité depuis le début des années 1980 . Le législateur ne cesse de créer de nouvelles infractions ainsi que de durcir la poursuite et la répression d’incriminations préexistantes. De trois manières : en alourdissant les peines encourues, en changeant la qualification de certaines infractions (par exemple de la contravention au délit), et en durcissant la qualification de certaines infractions (surtout les vols et les atteintes aux personnes) par l’ajout de « circonstances aggravantes ». Outre le renforcement continu de la pénalisation des violences sexuelles, des violences visant certaines catégories de personnes (les conjoints, les mineurs, les fonctionnaires), certains lieux (notamment les établissements scolaires) ou certaines circonstances (les manifestations, le fait d’agir « en réunion »), on relève aussi dans les années 1990 la création des délits de bizutage et de harcèlement moral. Enfin, depuis 2002, nous sommes entrés dans une période de véritable frénésie sécuritaire avec près de 50 réformes du code pénal et du code de procédure pénale (4).

La célèbre thèse de Norbert Elias sur le « processus de civilisation » – parlons plutôt de « pacification », mot moins normatif – n’est pas obsolète. En effet, contrairement à un préjugé omniprésent dans le débat public, les violences interpersonnelles ne connaissent pas d’« explosion » depuis une quinzaine d’années (encadré ci-dessous). Au contraire, un processus de pacification des mœurs continue à travailler la société française et participe du recul lent, irrégulier mais continu de l’usage de la violence interpersonnelle comme issue aux conflits ordinaires et quotidiens de la vie sociale. Il la réduit parce qu’il a pour conséquence première de la stigmatiser, de la délégitimer. D’où un paradoxe qui n’est qu’apparent : le sentiment général d’une augmentation des comportements violents peut parfaitement accompagner un mouvement d’accélération de leur dénonciation mais aussi de stagnation voire même de recul de leur fréquence réelle. En réalité, notre société ne supporte plus la violence, ne lui accorde plus de légitimité, ne lui reconnaît plus de sens. Du coup, les comportements changent de statut. Ce qui était regardé jadis comme normal ou tolérable devient anormal et intolérable. Ceci concerne massivement les violences sexuelles, les violences conjugales, les maltraitances à enfants, les bagarres entre jeunes. Cette mutation s’étend aussi à la violence psychologique ou morale, sans dommage physique, c’est-à-dire à la violence verbale. De là, la fortune de la notion de harcèlement moral.