La théorie de l’évolution doit faire sa révolution – Passeur de sciences
Directeur de recherches au CNRS et « patron » dulaboratoire Evolution et diversité biologique à Toulouse, Etienne Danchin (en photo ci-contre) a lancé, avec quelques collègues, un appel à révolutionner la théorie de l'évolution dans un article publié en juillet 2011 parNature Reviews Genetics. Ces chercheurs demandaient à ce que soit dépassé le cadre "tout génétique" dans lequel est enfermée l'évolution. Dans un entretien donné à Passeur de sciences, il revient sur cet appel et explique s'il faut oui ou non couper la tête du roi ADN...
Dans cet article de Nature Reviews Genetics, vous avez secoué le cocotier du monde de l'évolution en disant qu'il devait faire sa révolution. Pourquoi ?
Parce qu'il y a urgence à sortir du cadre dans lequel on s'est enfermé. Ces cadres, on en a besoin, il faut les construire, mais il arrive un moment où il faut aussi les dépasser et c'est souvent le travail des scientifiques que d'aller au-delà de leurs référentiels habituels. Je fais souvent la comparaison avec l'astrophysique. Quand Einstein a proposé la théorie de la relativité pour décrire la gravité, il n'a pas dit que Newton avait tort : il a dit que Newton ne décrivait qu'un cas particulier et que la relativité expliquait des phénomènes qu'on ne pouvait pas expliquer auparavant, comme certaines « anomalies » de la trajectoire de Mercure autour du Soleil. Avec mes co-auteurs (dont deux travaillent dans mon laboratoire), nous disons la même chose pour l'évolution. Nous avons aujourd'hui un magnifique cadre conçu dans les années 1930 et 1950, appelé la synthèse moderne, qui marie la génétique et la sélection darwinienne. Le seul problème, c'est qu'on en est venu à tout interpréter sous le seul angle de la génétique. Aujourd'hui, quand on pense évolution et héritabilité, on ne pense que transmission des différences par la voie génétique. Point barre. J'appelle ce réductionnisme le « génocentrisme » ou le « tout génétique ». Cependant, l'évolution n'emprunte pas la seule voie de l'ADN. Il existe d'autres formes d’hérédité qu’il est urgent d’intégrer dans une théorie de l’évolution plus générale.
Quelles sont ces autres formes ?
En plus de la génétique, on en distingue trois : l’hérédité épigénétique, culturelle et environnementale. L'épigénétique concerne des variations d'expression des gènes dont certaines sont transmises de génération en génération. Un exemple est celui des souris où, après la naissance, les femelles soignent intensément leurs petits. Si l'on empêche expérimentalement une femelle de le faire, on constate que leurs filles vont elles-mêmes, quand elles seront adultes, peu soigner leurs petits. Du coup, les variations d’intensité du comportement maternel sont transmises de mère en fille en l'absence de variation génétique. Ce phénomène bien connu résulte de l’enchaînement d’une étape comportementale et d’une étape épigénétique : les faibles soins maternels entraînent un changement d'expression de certains gènes dans le cerveau des filles, en particulier des gènes liés à la réception des œstrogènes, des hormones sexuelles impliquées dans la mise en place des comportements de soins aux jeunes. Si bien que lorsque ces femelles seront adultes, ces gènes-là s'exprimeront très peu. Elles seront alors quasiment insensibles à leurs propres hormones, ne seront pas « manipulées » par leurs œstrogènes et ne deviendront donc pas des mères s'occupant bien de leurs petits. A chaque génération, ce changement épigénétique va se reproduire.
Quid de la culture animale, qui semble un concept étonnant ?
C'est la partie de la variation qui est transmise de génération en génération par apprentissage social : je me comporte de telle manière parce que mes parents et mon entourage se comportent ainsi ; si je change de milieu, il se peut que je ne sois plus adapté parce qu'on s'y comporte différemment. Je prends toujours un exemple très simple, celui de la Russie, où les amis s'embrassent sur les lèvres. Si un Russe arrive en France et continue à se comporter de la sorte, il est clair qu’il va avoir des problèmes... La voie culturelle est un univers à part entière, qui, contrairement à une idée reçue, ne concerne pas que l'humain. Elle crée une véritable niche culturelle à laquelle il est préférable d’être adapté pour pouvoir se reproduire. Aujourd'hui, on commence à voir de la culture chez les chimpanzés, les orangs-outangs mais aussi chez des oiseaux, des poissons et même chez la mouche drosophile, un animal dont le cerveau représente le centième, voire le millième d'une tête d'épingle !
Reste la voie de l'environnement...
Imaginons des oiseaux vivant dans un milieu où il y a des territoires favorables et défavorables. Il est évident que si, pour une raison X, mon père a réussi à acquérir le territoire favorable, je vais bien m'y développer. Je serai donc très compétitif, je pourrai acquérir à mon tour un territoire favorable voire, plus simplement, hériter celui de mes parents. Si on fait « bêtement » une analyse des lignées génétiques d'individus associés à ce milieu, on pensera que les différences génétiques entre ces lignées sont responsables du fait qu’ils vivent dans des milieux de qualité différente alors qu’historiquement c'est le pur résultat d'un aléa : le premier mâle a peut-être acquis un bon territoire par chance et, du fait de l’hérédité territoriale, le développement des caractéristiques physiques de tous les individus de la lignée en sera influencé. Ils seront bien nourris, en bonne santé et compétitifs. Dans une autre lignée, les oiseaux seront timides, en moins bonne santé, peut-être plus rapides à la course, sauront se cacher, etc. Tout se passe comme si les différences d’aspect étaient dues à des différences génétiques, mais ce n'est pas le cas.
Ceci dit, le message fondamental, c'est que l'hérédité résulte de l'interaction complexe entre ces processus. En se focalisant sur la composante génétique, on risque de manquer toute la richesse des processus d'hérédité, et donc d’évolution, et les équations décrivant les dynamiques évolutives sont alors par trop réductrices, ne décrivant que des cas très simples et trop particuliers.