20.7.10

Les écrans, poursuit Kevin Kelly, provoquent l’action, et non la persuasion. La propagande est moins efficace dans un monde d’écrans, car si la désinformation se propage vite, les rectifications aussi. Sur écran, il est la plupart du temps aussi facile de corriger une erreur que d’en commettre une ; Wikipédia marche aussi bien parce qu’on peut y rectifier quoique ce soit en un seul clic. Dans les livres, ce que nous trouvons, c’est la vérité révélée. Sur l’écran, nous assemblons des pièces pour créer notre propre vérité. Le statut d’une nouvelle création n’est pas donné par le niveau des critiques qu’elle a suscitées, mais par le degré auquel elle est liée au reste du monde. Une personne, un artéfact, un fait, n’existent pas ! s’ils ne sont pas liés.

Un écran peut révéler la nature profonde des choses, continue Kevin Kelly. Passer l’œil de l’appareil photo d’un téléphone portable devant le code-barre d’un produit manufacturé révèle son prix, son origine, et les commentaires d’utilisateurs. Tour se passe comme si l’écran affichait l’essence intangible de l’objet.

A mesure que les écrans deviendront plus puissants, plus légers et plus grands, on pourra les utiliser pour voir le monde plus en profondeur. Tenir une tablette en l’air pendant qu’on marche dans la rue nous donnera accès à une superposition annotée de la rue dans laquelle nous sommes – où il y a des toilettes propres, où se trouvent les magasins qui vendent ce que j’aime, où traînent mes amis. Les puces informatiques deviennent si minuscules, et les écrans si fins et si bon marché, que, dans les 40 prochaines années, des lunettes semi-transparentes apposeront une couche informationnelle sur la réalité, on aura accès en regardant un objet à travers elles aux informations essentielles concernant cet objet. De cette manière, explique Kelly, les écrans nous permettront de tout lire, pa! s seulement des textes.

Mais, plus importants encore pour Kevin Kelly, les écrans pourront aussi nous regarder. Ils seront nos miroirs, les puits dans lesquels nous regarderons pour apprendre quelque chose sur nous-mêmes. Pas pour voir notre visage, mais pour voir notre statut. Des millions de gens utilisent déjà des écrans de poche pour y enregistrer où ils sont, ce qu’ils mangent, combien ils pèsent, quel est leur état d’esprit, comment ils dorment et ce qu’ils voient. Quelques pionniers ont déjà commencé le “life logging”, l’enregistrement de leur vie, ils en enregistrent le moindre détail, la moindre conversation, la moindre image, la moindre activité. Le résultat de cet autotraçage continuel est une mémoire impeccable de leur vie, une vision d’eux-mêmes étonnamment objective et quanti! fiable, qu’aucun livre ne peut fournir. L’écran fait partie de notre identité.

Nous vivons, conclut Kevin Kelly, sur des écrans de toutes les tailles, des IMAX aux Iphones. À l’avenir, nous ne serons jamais très loin d’un écran. Les écrans seront le premier lieu où nous chercherons des réponses, des amis, des informations, du sens pour savoir ce que nous sommes et ce que nous pourrions être.

“L’Amérique est fondée sur l’écrit”, commence Kevin Kelly. Elle s’enracine dans des documents écrits : la Constitution, la Déclaration d’Indépendance et, indirectement, la Bible. La réussite de ce pays repose sur un niveau élevé d’alphabétisation, sur la liberté de la presse, sur l’allégeance à une loi inscrite dans des livres, et sur une langue commune. La prospérité et la liberté de l’Amérique ont cru à partir d’une culture de l’écriture et de la lecture.

Mais, continue Kelly, la lecture et l’écriture, comme toutes les technologies, sont dynamiques. Dans les temps anciens, la plupart des auteurs, dictaient leurs livres. La dictée résonnait comme une suite ininterrompue de lettres, les scribes inscrivaient donc les lettres les unes à la suite des autres. Jusqu’au 11e siècle, un texte ne comportait aucun espace entre les mots. Ce qui rendait difficile la lecture d’un livre. Rares étaient ceux qui pouvaient le lire aux autres à haute voix. Pouvoir lire un livre tout seul en silence passait pour un talent hors du commun. Savoir écrire était tout aussi rare. Dans l’Europe du 15e siècle, seul 1 homme adulte sur 20 savait écrire.

Après 1440 et l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, la production massive de livres changea la manière dont les gens lisaient et écrivaient. La technologie de l’impression augmenta le nombre de mots disponibles (de 50 000 en Ancien Anglais à près de 1 million aujourd’hui, précise Kelly). Un plus grand choix de mots agrandit le nombre de choses qu’on pouvait communiquer. Les auteurs n’étaient plus obligés de composer des ouvrages savants, mais pouvaient gaspiller des livres, désormais bon marché, pour raconter des histoires de cœur, ou publier des mémoires, sans même être rois. Les gens pouvaient écrire des libelles pour s’opposer au consensus et avec des impressions à bas coûts, des idées hétérodoxes eurent suffisamment d’influences pour renve! rser des rois et des papes. Dans le même temps, le pouvoir des auteurs donna naissance à l’idée d’autorité et à la culture de l’expertise. La perfection était atteinte “par le livre”. Les lois étaient compilées dans des livres officiels, les contrats étaient écrits, et rien n’avait de valeur s’il n’était pas mis en mots. La peinture, la musique, l’architecture, la danse étaient importantes, mais le cœur de la culture occidentale était rythmé par les pages que l’on tournait. Vers 1910, les trois quarts des villes américaines de plus de 2 500 habitants comptaient une bibliothèque municipale. Nous, dit Kevin Kelly, étions devenus le peuple du livre.

Aujourd’hui, poursuit-il, plus de 4,5 milliards d’écrans numériques illuminent nos vies. Les mots ont migré de la chair du bois au pixel des ordinateurs, des téléphones, des laptops, des consoles de jeux et des tablettes. Désormais, les lettres ne sont plus fixées par l’encre noire sur du papier, mais elles volètent à la vitesse d’un clignement d’œil sur une surface de verre dans un arc-en-ciel de couleurs. Les écrans remplissent nos poches, nos attachés-cases, nos bureaux, nos salons, et les façades des immeubles. Ils se tiennent face à nous quand nous travaillons, sans aucune considération pour ce que nous faisons. Nous sommes devenus le peuple de l’écran. Et bien sûr, cette nouvelle ubiquité de l’écran a des conséquences sur la manière dont n! ous lisons et écrivons.

Dans sa présentation à Lift le 7 juillet, Manuel Lima a résumé l’actuelle transformation de nos connaissances en citant un article de Warren Weaver (un scientifique qui développa dès 1944 la théorie de l’information en compagnie du célèbre Claude Shannon) sur la complexité organisée, où il tente d’analyser l’histoire de la perception de la réalité en trois étapes :

  • Les 17e, 18e et 19e siècles, époque du triomphe de la mécanique newtonienne furent essentiellement consacrés à l’analyse de la simplicité. Les sciences et les mathématiques de l’époque se chargeaient de comprendre les choses prévisibles, constantes, comme les mouvements des objets sous l’influence des forces physiques.

  • Le 20e siècle s’est intéressé à la complexité désorganisée : le hasard, les statistiques…

  • Le 21e siècle, lui, se heurte à la complexité organisée. Celle justement qui se caractérise par la constitution des réseaux.

 “Le cerveau est un réseau constitué de neurones reliés par des axones ; la cellule est un réseau de molécules reliées par des produits chimiques ; les sociétés humaines sont constituées d’individus reliés par des relations amicales, familiales, professionnelles ; les écosystèmes entiers sont des réseaux d’espèces connectées par diverses interactions comme la chaine alimentaire.”