26.6.12

 Au niveau cérébral, la lecture est un processus complexe mais qui revient toujours à solliciter les mêmes aires : il s’agit de mettre en connexion les centres de la vision (aire occipitale du cerveau qui s’occupe de la reconnaissance graphique des signes) avec les centres du langage (lobe temporal gauche), en utilisant deux voies principales : la « voie lexicale » (celle du sens) et celle du son (phonologique). C’est un peu compliqué, mais au fond, ce processus universel signifie que le cerveau ne crée pas de nouveaux circuits pour apprendre à lire : il mobilise des dispositifs et des compétences existantes et les connecte.

Il n’y a donc pas de création d’un centre de la lecture dans le cerveau, mais l’utilisation de circuits existants détournés pour d’autres finalités. Ce processus de recyclage est comparable à l’apprentissage de la nage. Pour nager, les humains ne créent pas des nageoires, ils utilisent bras et jambes d’une façon nouvelle pour se maintenir à la surface de l’eau et avancer. Nos bras et jambes sont « recyclés » en nageoires.

La lecture implique donc une adaptation du cerveau à une fonction nouvelle, mais elle ne peut le faire qu’en s’adaptant aux capacités cérébrales. Finalement, la culture doit épouser les contraintes du cerveau pour réussir à s’y implanter durablement.

L’acquisition du langage démarre dès la naissance, par la détection progressive des sons, puis des mots de la langue maternelle. À partir de 2 ans, l’enfant se met à assimiler à une vitesse vertigineuse des milliers de mots et des règles de grammaire, ce qui implique qu’il possède une compétence à acquérir le langage. Cette compétence ne saurait être développée par un cerveau « inachevé ». Elle suppose au contraire une grande précocité de développement et la mise en action d’aires cérébrales finalisées et spécialisées dans le langage. Le petit humain est équipé de tout un arsenal spécialisé destiné à l’acquisition du langage. Les recherches en psychologie sur les capacités précoces du nourrisson montrent que le cerveau de l’humain n’est pas sous-développé par rapport à d’autres espèces, mais est au contraire surdéveloppé et prédisposé à accomplir toute une série de tâches complexes : le langage en est un bon exemple. Le langage maternel n’est là que pour alimenter un cerveau à la recherche de mots, de règles grammaires, qui permettent à cet « instinct du langage » de s’exprimer .

 

Transmettre un savoir ou une pratique n’est pas si facile. Il faut compter avec des partenaires qui évaluent, filtrent, transforment ou encore rejettent l’héritage qui leur est proposé.
 Prenons du recul et imaginons une petite communauté comme il en existait sans doute partout dans le monde avant la formation des royaumes et des États. À Malaita (Nouvelle-Guinée), par exemple, les Kwaios vivent en villages aux effectifs réduits, et relativement isolés. Ils ont entre autres une préoccupation partagée : celle des adalo, sortes d’esprits malins qui peuvent leur causer toutes sortes de déboires, mauvaises récoltes et maladies. Ils ne savent pas à quoi ressemblent les adalo, ni où ils sont, mais ils en rêvent et en parlent beaucoup, et font beaucoup de choses pour échapper à leurs manigances. Comment une telle croyance s’est-elle répandue ? Inévitablement, par une sorte de bouche à oreille : chez les Kwaios, il n’y a ni Église ni médias pour répandre de tels mythes. Pourquoi ont-ils ce succès ? Parce que cette croyance satisfait à une sensibilité, commune à tous les êtres humains, face aux dangers que représentent les êtres animés d’intentions. Des traditions comme celle-là, il en existe des milliers dans le monde. Mais bien des écueils les guettent : le rejet, l’incrédulité, l’oubli, la concurrence d’une autre croyance importée par quelque missionnaire bénévole. Comme le souligne Olivier Morin, l’être humain est un « imitateur flexible » (1) : encore faut-il pour que nous adoptions une tradition qu’elle soit plus attrayante ou plus utile que ce que nous pensons nous-mêmes, chacun par-devers nous. Encore faut-il que, dans notre entourage, beaucoup d’autres gens la mémorisent, pour que la tradition reste vivante. C’est pourquoi certains anthropologues décrivent les traditions comme des entités « virales » qui infectent nos mémoires et se répandent de proche en proche. Mais pas toutes ! Il y a beaucoup de candidates et peu d’élues, et les élues ont de la chance : traverser le temps et les générations donne du poids aux idées. Elles se targuent alors, en tant que traditions, de jouir d’un droit de premier occupant.
C’est pourquoi on les récupère, on les déforme. Les « imitateurs flexibles » que nous sommes se font aussi des inventeurs de légendes et de chimères utiles. Voilà bientôt trente ans que des historiens critiques nous le répètent : les traditions nationales ou régionales souvent ne sont pas ce que l’on croit. Elles doivent peu au passé et beaucoup au présent. Les druides ont sûrement pratiqué des rites étranges, mais ils ont peu en commun avec ceux qui les imitent aujourd’hui en forêt de Brocéliande. Certes, les Gaulois ont existé, mais ils sont si peu les ancêtres des Français. Oui, la pizza est un plat italien, mais elle fut à la mode à Naples avant que la première tomate franchisse l’Atlantique. Peu de communautés humaines manquent de se doter d’un patrimoine de récits et de pratiques faciles à transmettre parce que conçus précisément pour cela : devenir des traditions, proliférer et se répandre sans peine dans les esprits. Quitte à laisser de larges pans de l’histoire dans l’oubli ou bien à reconstruire une mémoire gratifiante pour une cause présente.
Transmettre n’est pas un exercice de copie conforme
Aujourd’hui, il est souvent question d’une crise de la transmission entre générations. Des essayistes s’indignent : les jeunes n’écoutent plus leurs aînés. Perte des valeurs ? Échec de la culture ? Anomie ? Un examen plus posé, comme celui que proposent Willy Lahaye, Jean-Pierre Pourtois et Huguette Desmet (2), montre un tableau un peu plus intelligent des faits. D’abord, il donne raison aux inquiets : mesurées à trente ans d’intervalle (1973-2003), les attitudes, valeurs et postures de deux générations de parents et d’enfants manifestent ce qu’ils nomment une « rupture conjoncturelle » : l’« expression de soi » a supplanté l’obéissance aveugle, l’idéal du bien-être a fait reculer celui de l’ambition, la posture prescriptive a cédé la place à la pédagogie relationnelle, et le souci du développement de l’enfant l’emporte sur les désirs des parents. Mais la révolution est loin d’être totale : au bilan, les positions sociales et les pratiques réelles des enfants (devenus adultes) ressemblent plus à celles de leurs parents qu’elles se ressemblent entre elles. Conclusion : si les idées et les attitudes ont changé, les pratiques, elles, continuent de refléter les héritages parentaux. Qu’on le veuille ou non, et pour parodier le slogan de Paul Watzlawick, il semble bien « que l’on ne puisse pas ne pas transmettre (3) ». Et s’il en est ainsi, c’est que transmettre n’est pas un exercice de copie conforme.
D’abord, il faut faire la part des choses qui s’acquièrent presque toutes seules : s’il est normal, même avec des parents peu attentifs, un enfant apprendra sans peine à parler, marcher, à dormir la nuit et plus tard à s’accoupler sans avoir besoin de consulter un sexologue. Lui faire réciter le code civil est une autre affaire. Pour ces savoirs un peu plus difficiles à maîtriser, dans la partie qui se joue entre générations, la concurrence est rude, et les acteurs variés. Dès 1939, l’anthropologue Abram Kardiner en distinguait deux sortes : la famille, les proches (ou instances primaires), et, plus largement, l’école, la religion, la société (ou instances secondaires). Les influences qu’exercent les unes et les autres ne sont pas toujours harmonieuses, et c’est, dans les sociétés modernes, l’une des sources de l’actuelle déconvenue des parents convaincus de l’influence néfaste des médias sur leurs enfants. Plus récemment, pédagogues et psychologues ont mis le doigt sur ce troisième acteur, relais entre les deux autres, que sont les « pairs », les camarades d’études, puis les collègues de travail. Ils sont les acteurs conjoncturels d’un environnement qui influe sur le destin de tout individu (4). Ils invitent surtout à prendre plus au sérieux l’existence d’une forme « horizontale » de transmission, qui vient, selon le cas, compléter ou contrarier, ce que les traditions verticales peuvent avoir d’insuffisant face à la marche du temps et des besoins nouveaux.