Pouvez-vous décrire les transformations majeures qui ont changé la société française depuis un siècle ?
Ce qui a changé fondamentalement notre société, c’est la durée de nos vies : on a gagné cinq ans d’espérance de vie par génération depuis 1900, soit vingt-cinq ans en un siècle, 40 % de la vie de la Belle Époque. Dans le même temps, la construction du modèle social européen a permis de réduire des deux tiers la durée du travail. On travaillait 200 000 heures en 1900, 67 000 heures aujourd’hui. La part d’une vie consacrée au travail dans les classes populaires est donc passée de 40 % en 1900, soit 70 % de leur temps de vie éveillé, à 10 % aujourd’hui, 16 % du temps éveillé.
Ainsi, notre temps libre, le temps hors sommeil et travail, a été multiplié par quatre. Dans les sociétés européennes, 12 % du temps vécu par tous les habitants est consacré au travail, 88 % à faire autre chose. Cela se mesure très simplement en rapprochant les heures de travail déclaré de l’ensemble du temps de vie annuel des habitants.
Durant la révolution industrielle, la vie des ouvriers et des paysans était dominée par le travail. Seuls les rentiers avaient du temps libre, ce sont eux d’ailleurs qui ont inventé le tourisme et les vacances. Aujourd’hui, le non-travail a cessé d’être la valeur des élites qui, a contrario, ne parlent maintenant que travail. L’usage que l’on fait de son temps libre – loisirs, activités sportives ou créatives, engagements solidaires ou militants, vacances, voyages… – joue un rôle tout aussi important dans l’organisation de la société que la part productive.
Prenez l’amour par exemple. On fait en moyenne 6 000 fois l’amour (pour une productivité de deux enfants en moyenne) alors que nos grands-parents faisaient 1 000 fois l’amour dans leur vie (pour faire dix enfants !). La rencontre amoureuse et les liens affectifs justifient autant de déplacements que le travail. L’érotisme a été démocratisé et les rapports de séduction sont devenus des acteurs sociaux au même titre que les rapports de production : ils génèrent des mobilités, du temps, de nouveaux codes vestimentaires, la production de films pornographiques, des mises en relation sur le Net…
Aujourd’hui, le travail et le temps libre sont devenus coproducteurs de liens sociaux, de richesse et de mobilités, et de l’organisation des territoires.
Il faut ajouter à cela que nous sommes entrés dans ce que l’économiste Jean Fourastié appelait « la civilisation des vies complètes », où quatre générations se côtoient. En moyenne, on est actuellement grand-parent à 53 ans et on perd ses parents lorsque l’on est déjà vieux (63 ans en moyenne). C’est tout à fait nouveau dans l’histoire de l’humanité…
On voit alors le lien social se développer dans la sphère privée et se perdre dans celle de la production. Beaucoup de Français cherchent à avoir une maison où ils puissent recevoir leurs amis, réunir leur famille, disposer de chambres pour leurs enfants, avoir un jardin ou une terrasse, une pièce pour la télé… Les manières de vivre et d’habiter se sont complètement modifiées.