3.5.12

Pouvez-vous décrire les transformations majeures qui ont changé la société française
 depuis un siècle ?

Ce qui a changé fondamentalement notre société, c’est la durée de nos vies : on a gagné cinq ans d’espérance de vie par génération depuis 1900, soit vingt-cinq ans en un siècle, 40 % de la vie de la Belle Époque. Dans le même temps, la construction du modèle social européen a permis de réduire des deux tiers la durée du travail. On travaillait 200 000 heures en 1900, 67 000 heures aujourd’hui. La part d’une vie consacrée au travail dans les classes populaires est donc passée de 40 % en 1900, soit 70 % de leur temps de vie éveillé, à 10 % aujourd’hui, 16 % du temps éveillé.

Ainsi, notre temps libre, le temps hors sommeil et travail, a été multiplié par quatre. Dans les sociétés européennes, 12 % du temps vécu par tous les habitants est consacré au travail, 88 % à faire autre chose. Cela se mesure très simplement en rapprochant les heures de travail déclaré de l’ensemble du temps de vie annuel des habitants.

Durant la révolution industrielle, la vie des ouvriers et des paysans était dominée par le travail. Seuls les rentiers avaient du temps libre, ce sont eux d’ailleurs qui ont inventé le tourisme et les vacances. Aujourd’hui, le non-travail a cessé d’être la valeur des élites qui, a contrario, ne parlent maintenant que travail. L’usage que l’on fait de son temps libre – loisirs, activités sportives ou créatives, engagements solidaires ou militants, vacances, voyages… – joue un rôle tout aussi important dans l’organisation de la société que la part productive.

Prenez l’amour par exemple. On fait en moyenne 6 000 fois l’amour (pour une productivité de deux enfants en moyenne) alors que nos grands-parents faisaient 1 000 fois l’amour dans leur vie (pour faire dix enfants !). La rencontre amoureuse et les liens affectifs justifient autant de déplacements que le travail. L’érotisme a été démocratisé et les rapports de séduction sont devenus des acteurs sociaux au même titre que les rapports de production : ils génèrent des mobilités, du temps, de nouveaux codes vestimentaires, la production de films pornographiques, des mises en relation sur le Net…

Aujourd’hui, le travail et le temps libre sont devenus coproducteurs de liens sociaux, de richesse et de mobilités, et de l’organisation des territoires.

Il faut ajouter à cela que nous sommes entrés dans ce que l’économiste Jean Fourastié appelait « la civilisation des vies complètes », où quatre générations se côtoient. En moyenne, on est actuellement grand-parent à 53 ans et on perd ses parents lorsque l’on est déjà vieux (63 ans en moyenne). C’est tout à fait nouveau dans l’histoire de l’humanité…

On voit alors le lien social se développer dans la sphère privée et se perdre dans celle de la production. Beaucoup de Français cherchent à avoir une maison où ils puissent recevoir leurs amis, réunir leur famille, disposer de chambres pour leurs enfants, avoir un jardin ou une terrasse, une pièce pour la télé… Les manières de vivre et d’habiter se sont complètement modifiées.

 

L’économie passe en effet, aux alentours de 1975, pour reprendre l’expression de Bertrand Gille [3], d’un « système technique » à l’autre.

Les techniques fondamentales du système productif avaient été jusqu’alors celles de la mécanique, de la chimie et de l’énergie. À partir de 1975, elles sont détrônées par la synergie de la micro-électronique, du logiciel et des réseaux de télécommunication.

Ce changement n’est cependant pas plus absolu que ne l’avait été, aux alentours de 1775, le passage d’une économie agricole à l’économie mécanisée que l’on a qualifiée d’industrielle: l’industrialisation n’a pas supprimé l’agriculture, elle l’a industrialisée. De même, l’informatisation ne supprime pas l’industrie mécanisée : elle l’informatise.

Aux alentours de 1800, la production mécanisée et chimisée était, de loin, la plus efficace: on lui a donc appliqué le mot d’« industrie » qu’elle a accaparé, et il s’est trouvé ainsi bientôt connoté par des images d’engrenages, de cheminées d’usine, etc. Si on revient cependant à son étymologie, on peut dire que l’informatisation est la forme contemporaine de l’industrialisation, et que 1975 est la date de la troisième révolution industrielle.

Pourquoi le basculement s’est-il produit alors ? On peut avancer plusieurs hypothèses concourantes. D’une part, le mouvement social de 1968 avait accéléré la hausse du coût de la main-d’œuvre et les entreprises ressentaient donc le besoin d’accroître la productivité du travail [4].

D’autre part l’informatique, avec la dissémination des terminaux, commençait à sortir des mains des purs informaticiens pour se placer dans celles des utilisateurs : elle semblait offrir des perspectives de productivité, qui se concrétiseront quelques années plus tard avec la mise en réseau des micro-ordinateurs.

Enfin, le choc pétrolier introduisait de la volatilité dans le prix de l’énergie, jusqu’alors stable et relativement bas. Frappant d’incertitude les business plans du système technique bâti sur la mécanique, la chimie et l’énergie, ce dernier phénomène a sans doute suffi à catalyser le basculement vers le nouveau système technique.

Le bloc historique

Dans ce monde-là, le PIB et l’indice de la production industrielle augmentaient de 5 % par an, et le secteur secondaire employait une part croissante de la population active (le maximum a été atteint en 1975). On dénombrait de l’ordre de 700 000 chômeurs.

Sans le savoir, nous vivions alors les Trente Glorieuses, qui allaient bientôt s’achever. La France avait, dès le début des années 1950, achevé la reconstruction d’une économie détruite durant la Seconde Guerre mondiale et dans la foulée, la croissance s’était poursuivie, aiguillonnée par l’exemple américain.

La population avait cependant été marquée par le souvenir de la crise des années  1930 puis de la pénurie des années  1940 : les Français éprouvaient le besoin de s’équiper, de consommer, voire de se « goinfrer », pour oublier ces souvenirs pénibles.

L’exode rural, très rapide, avait d’ailleurs rempli les villes d’une population qui souhaitait vite accéder aux plaisirs de la vie urbaine. Dans leur périphérie, la ruée vers la consommation de masse s’accompagnait de la dissémination de commerces à grande surface. Tous les ménages rêvaient de posséder une voiture, une machine à laver, un téléviseur, un téléphone. Dans les années 1960, ce rêve se réalisa pour presque tout le monde ; seul le téléphone doit encore attendre les années 1970 pour devenir largement disponible.

La montée de la solitude ?

Selon lui, nos médias sociaux interfèrent avec nos amitiés réelles. Pour preuve, Stephen Marche(@StephenMarche) en appelle aux travaux du sociologue Erik Klinenberg (@ericklinenberg), auteur de Going Solo : la montée de l’extraordinaire et surprenant appel à vivre seul . Dans son ouvrage, Klinenberg explique que la vie solitaire se développe plus que jamais : 27 % des ménages américains sont composés d’une seule personne, alors qu’on ne comptait que 10 % de foyers composés d’une seule perso! nne dans les années 50. 35 % des adultes de plus de 45 ans sont chroniquement solitaires, estime une étude de l’AARP (voir le détail .pdf), l’association américaine des personnes retraitées (soit 20 % de plus qu’il y a 10 ans). Selon une autre étude, 20 % des Américains seraient malheureux du fait de leur solitude. Et encore, on peine à distinguer le fait de se sentir seul et le fait d’être seul… rappelle l’écrivain. Car c’est aussi la qualité de nos relations aux autres qui se dégradent… Selon une autre étude réalisée par des sociologues de la Duke university, la taille moyenn! e de nos réseaux de confidents, c’est-à-di! re de gens auxquels nous savons nous confier, serait passée de 2,94 personnes en 1985 à 2,08 en 2004, rapporte Stephen Marche. En 1985, 10 % des Américains déclaraient n’avoir personne avec qui discuter de questions importantes et 15 % avouaient n’avoir qu’un seul vrai ami. En 2004, 25 % n’avaient personne à qui parler et 20 % reconnaissaient n’avoir qu’un seul confident… Bref, non seulement nous sommes plus isolés, mais, selon certaines études, nous rencontrons moins de gens et nous réunissons moins.
Face à cette désintégration sociale, les confidents de remplacements ont explosé. Le nombre de psychologues, de travailleurs sociaux, de thérapeutes a explosé, explique Ronald Dworkin“Nous avons externalisé le travail de soin quotidien” auprès de gens dont c’est désormais le travail.

“L’une des plus grandes inventions de l’humanité, commence Carr, fut aussi une des plus modestes : la mèche. Nous ne savons pas qui est le premier à avoir compris, il y a des milliers d’années, que le feu pouvait être isolé à l’extrémité d’une pièce de fils de tissus entrelacés et alimenté par capillarité grâce à un réservoir de cire ou d’huile. Mais la découverte fut, selon les dires de Wolfgang Schivelbusch (Wikipédia) auteur de Disenchanted Night “aussi révolutionnaire dans le développement de la lumière artificielle que la roue dans l’histoire du transport”. La mèche a apprivoisé le feu, permettant qu’il soit utilisé avec une précision et une efficaci! té bien plus grandes que lorsqu’il était porté par une torche de bois ou un faisceau de brindilles. Grâce à ce processus, la mèche a participé à notre propre domestication. Il est difficile d’imaginer la civilisation aboutissant à son état contemporain grâce à des torches.

La mèche a aussi prouvé qu’elle était une création incroyablement robuste. Elle est restée la technologie d’éclairage dominante jusqu’au 19e siècle, quand elle fut remplacée d’abord par la lampe à gaz puis, de manière plus décisive, par l’ampoule électrique à incandescence d’Edison. Plus propre, plus sûre, et même plus efficace que la flamme qu’elle avait remplacée, l’ampoule fut accueillie dans les foyers et les bureaux du monde entier. Mais, avec ses nombreux bénéfices pratiques, la lumière électrique a aussi apporté des changements subtils et inattendus à la manière dont les gens vivaient. L’âtre, la bougie et la lampe à huile avaient toujours été le point focal des foyers. Le feu était, comme le dit Schivelbusch, “l&rsq! uo;âme de la maison”. Les familles passaient leurs soirées dans la pièce centrale, autour de la flamme vacillante, à discuter des événements de la journée ou à simplement passer le temps ensemble. La lumière électrique ainsi que le chauffage central ont fait disparaître cette longue tradition. Les membres de la famille ont commencé à passer une plus grande partie de la soirée chacun dans une pièce différente, à étudier, lire ou travailler seuls. Ils ont gagné en vie privée, en autonomie, mais la cohésion familiale s’est affaiblie.

Froide et constante, la lumière électrique n’avait pas la forme de la flamme. Elle n’était ni envoûtante ni apaisante, mais strictement fonctionnelle. Elle a transformé la lumière en un produit industriel. Un Allemand écrivait dans son journal en 1944 que, forcé par les bombardements nocturnes à utiliser des bougies à la place des ampoules, il a été frappé par la différence. “Nous avons remarqué, écrivait-il, dans la lumière fragile de la bougie, que les objets avaient un profil différent, beaucoup plus marqué : la bougie leur donnait une qualité de réalité”. Cette qualité, continuait-il “se perd avec la lumière électrique : les objets donnent l’impression d’apparaître beaucoup plus clairement, mais en réalité, elle les écrase. La lu! mière électrique apporte trop de brillance et les choses perdent corps, contour, et substance – bref, leur essence”.